L’avis d’un historien de l’Église : un ordinariat dédié au rite traditionnel est opportun

Publié le 09 Sep 2025
ordinariat tradi tridentin

© Mateus Campos Felipe/Unsplash

> Tribune libre
Une récente audience accordée par le Saint-Père au cardinal Burke a relancé sur le Forum catholique le débat à propos l’opportunité d’une circonscription ecclésiastique dédiée au rite traditionnel. Avec leur accord, nous reproduisons la contribution du professeur Luc Perrin (sous forme de questions-réponses) sur ce sujet et celle de Signo, un autre participant habituel au Forum catholique. Le style d’un débat sur le Forum a été conservé.

 

I. Le professeur Luc Perrin répond à des questions
sur l’ordinariat

   

| La majorité des prêtres qui aimeraient célébrer le rite traditionnel se trouve-t-elle chez les prêtres diocésains ?

Non, c’est une évaluation manifestement fausse. Entre 2007 et 2021, le droit fondamental des prêtres diocésains à célébrer (privatim au moins) selon le missel romain traditionnel (1962) a été mis en œuvre grâce à Summorum Pontificum. Dans mon diocèse de Strasbourg, en dehors des deux prêtres qui animaient la paroisse personnelle, moins de cinq prêtres diocésains ont ainsi célébré.

Je n’ai pas la statistique, diocèse par diocèse, pour la France, mais on est dans cet ordre de grandeur. Idem pour les États-Unis, un peu plus dans certains diocèses, qui ont organisé des formations pour les volontaires. Il y un grand vide en Amérique latine et en Océanie ; un quart de pincée en Afrique ; le vide en Asie pour l’essentiel.

C’est bien pour cela que la justification de Traditionis Custodes donnée dans la lettre d’accompagnement est vraiment erronée, car il n’y avait, à court et moyen terme, aucune concurrence réelle pour le Novus Ordo Missæ par rapport à l’ensemble du clergé séculier mais aussi régulier (n’oublions pas les religieux-prêtres).

Le seul « risque » pour les néo-liturges était celui énoncé et recherché par Benoît XVI dans sa lettre d’accompagnement de Summorum Pontificum : celui d’un enrichissement mutuel dans les deux formes, et donc d’une évolution à long terme vers un retour de ceux qui usent du Nouvel Ordo à la saine Tradition liturgique.

Il faut distinguer entre un droit de chaque prêtre de rite latin – diocésain et régulier – et l’exercice volontaire de ce droit. C’était la philosophie de saint Pie V qui, dans Quo primum, n’impose pas auxdits prêtres d’user de son missel mais interdit qu’on les empêche de le faire.

 

| L’exemple alsacien est-il représentatif ?

Oui, il me paraît illustrer une assertion caractéristique du fait que l’immense majorité des prêtres diocésains, dans le monde entier, n’a pas usé de la faculté de célébrer au moins de façon privée selon ladite « forme extraordinaire » entre 2007 et 2021. 7 prêtres sur 431 prêtres du diocèse de Strasbourg et même en ajoutant les prêtres de la Fraternité Saint Pie X, très peu nombreux, et qui ne sont pas des « prêtres diocésains », puisque c’est d’eux qu’il s’agissait, cela ne fait toujours pas beaucoup au total.

 

| Qu’en sera-t-il, en cas d’érection d’un Ordinariat, pour les prêtres diocésains qui désirent célébrer l’ancien rite ?

L’ordinariat ou les ordinariats dédiés au rite ancien peuvent accueillir des prêtres mis à disposition. Canoniquement, rien ne s’y oppose. Les prêtres gardent leur incardination d’origine ou leur appartenance à un institut religieux pour les réguliers. Comme il y a d’office une convention entre le diocèse d’exercice et l’ordinariat pour l’apostolat constitué, aucun souci non plus : le diocèse d’accueil conserve la maîtrise sur le moyen et long terme. Je crois même que cela arrangerait bien des évêques diocésains et quelques supérieurs religieux de « prêter » généreusement à un Ordinariat des sujets qui les embarrassent plutôt.

Surtout il faut voir ce qui est possible dans les circonstances présentes. Je serais heureux du rétablissement de Summorum Pontificum en priorité, ce qui n’exclue pas la création d’ordinariats en parallèle d’ailleurs, une formule qui a toujours eu ma faveur.

L’hypothèse canonique envisagée ordinariat(s) est une réponse au problème existentiel créé par Traditionis Custodes et la pression du cardinal Roche, qui imposent de chercher une parade à la stratégie du boa constrictor à l’œuvre aujourd’hui. L’oxygène va finir par manquer …

Cette hypothèse permettrait à Léon XIV de conserver un temps Traditionis Custodes, tout en l’éviscérant de facto et en répondant à la demande des fidèles et d’une petite partie des prêtres.

 

| La célébration du rite ancien serait-elle interdite en dehors de l’ordinariat ? Une vocation de diocésain peut-elle être vécue dans l’Ordinariat, alors qu’elle n’a rien à voir avec celle d’un membre d’une Société de vie apostolique ?

La mise à disposition ne change rien à l’incardination. Si un prêtre diocésain est du diocèse de Verdun ou de Nancy ou de Marseille, il le reste. Dans l’hypothèse d’un ou plusieurs ordinariats traditionnels, l’évêque de Verdun (par exemple) mettrait un prêtre à disposition de l’ordinariat pour servir une communauté de l’ordinariat mais sise sur le diocèse de Verdun.

Cet évêque serait lié par Traditionis Custodes et aurait éradiqué les communautés traditionnelles de son diocèse nominalement. Mais celles-ci existeraient quand même sous la houlette de l’Ordinaire traditionnel, et avec, possiblement, un ou plusieurs prêtres diocésains.

L’administration apostolique Saint-Jean-Marie-Vianney à Campos fonctionne ainsi. Ceci depuis 2002.

Le cas des prêtres diocésains par définition Fidei donum existe depuis… Pie XII. Nous sommes en terrain canonique solide et avec une longue expérience. Les conventions passées entre diocèse d’accueil et ordinariat traditionnel sont à même de régler les problèmes spécifiques.

L’hypothèse envisagée répond à un problème urgent créé par Traditionis Custodes.

On peut toujours débattre à loisir quand on est hissé sur un canot de sauvetage (comme les Ordinariats), du confort du canot, de la couleur de sa peinture, de la qualité de la voile et des rames … mais quand on est dans l’eau en train de se noyer, on ne dispose pas de ce luxe.

 

| Quelle hypothèse suppose ce projet d’Ordinariat du côté de Rome ?

Nous sommes ici dans l’hypothèse d’une volonté romaine de résoudre la question non de l’envenimer. C’est pour l’instant une simple hypothèse que rien de très manifeste n’étaye. Ensuite dans la pratique, avec les diverses influences qui s’exercent à la curie, on n’a pas de garantie absolue.

Bien sûr il faut l’accord de l’évêque diocésain et la rédaction d’une convention qui règle les questions pratiques : c’est le droit commun. Il faut tenir compte aussi du contexte que suppose la création d’ordinariats qui implique un changement d’attitude par rapport à Traditionis Custodes.

Les évêques seront attentifs à ce type de signaux romains. Il y aura toujours des prélats hostiles et fanatiques mais tout le monde n’est pas dans une situation de ce type. Une fois encore, on ne parle pas d’un idéal dans l’absolu qui soit un état canonique de perfection mais d’un… canot de sauvetage.

 

| N’y a -t-il pas le risque de dépouiller les évêques diocésains de tout pouvoir ?

Non, prenons l’exemple des Ordinariats récemment créés pour les anciens anglicans. L’ art. 8, § I d’Anglicanorum cœtibus stipule : « L’ordinaire, selon les normes du droit, après avoir entendu l’avis de l’évêque diocésain du lieu, pourra ériger, avec l’accord du Saint-Siège, des paroisses personnelles pour les fidèles qui appartiennent à l’ordinariat. » Bref il y a avis de l’évêque mais l’accord de Rome est requis en outre.

L’article 5 indique : « Cette autorité doit être exercée conjointement avec celle de l’évêque diocésain du lieu, pour les situations prévues par les Normes complémentaires. » L’article 3 des Normes complémentaires souligne : « L’ordinaire, dans l’exercice de sa charge, doit conserver des liens étroits de communion avec l’évêque du diocèse dans lequel l’ordinariat est présent pour coordonner son action pastorale avec le plan pastoral du diocèse. »

En revanche, l’article 9 des Normes complémentaires conforte ce que j’écrivais quant à la collaboration de prêtres diocésains ou de religieux avec l’ordinariat : alinéas 2 et 3.

« § 2. Dans le lieu et au moment où cela est considéré opportun, les clercs incardinés dans un diocèse ou un institut de vie consacrée ou dans une société de vie apostolique, avec le consentement écrit respectivement de leur évêque diocésain ou de leur supérieur, peuvent collaborer au soin pastoral de l’ordinariat. Dans ce cas, ils dépendent de l’ordinaire en ce qui concerne la responsabilité pastorale ou la tâche qu’ils reçoivent.

 § 3. Dans les cas prévus dans les paragraphes précédents doit être établie une convention écrite entre l’ordinaire et l’évêque diocésain ou le supérieur de l’institut de vie consacrée ou le modérateur de la société de vie apostolique, dans laquelle doivent être clairement établis les termes de la collaboration et tout ce qui concerne les moyens de vivre. »

 

| Y a-t-il un exemple de ce type d’Ordinariat qui a fonctionné ?

Oui, le modèle depuis 2002 me semble être l’administration apostolique Saint-Jean-Marie Vianney dans le diocèse Campos au Brésil et les modalités de coexistence prévues et pratiquées depuis 23 ans maintenant, cela donne du recul. L’administration apostolique peut desservir des communautés hors Campos mais doit, selon la norme canonique habituelle, être appelée par l’évêque diocésain et signer une convention avec lui.

On ne fait pas n’importe quoi n’importe où en ignorant les évêques diocésains dans l’Église catholique, on suit le Code de droit canonique.

Il est clair que le ou les ordinariats ne règlent pas tout, mais c’est une solution pour le gros des problèmes. Cette solution n’est pas compliquée à mettre en œuvre, au vu de la longue expérience canonique (Campos et bien d’autres cas d’ordinariats militaires, linguistiques …) et elle apporte une réponse à l’absence d’évêques dédiés à ces communautés traditionnelles.

Pour le coup, il est paradoxal que les catho-anglicans venus à la pleine communion en 2007-2009 seulement bénéficient de trois Ordinaires – sauf erreur – dont deux dotés d’un vaste ressort géographique et que les catholiques de Tradition qui conservent le rite romain depuis plus de 1600 ans n’en aient qu’un, limité à Campos.

Luc Perrin

 

josh applegate messe bougies unsplash ordinariat

© Josh Applegate/Unsplash

 

II. La meilleure solution aux blocages actuels,
par « Signo »

 

L’Ordinariat est la meilleure solution aux blocages actuels et peut-être la seule. La crainte d’une « réserve d’indiens » à mon avis n’est pas fondée. En fait tout dépend du cadre canonique qui sera retenu. Divers types d’ordinariats sont possibles, il faudrait créer une formule sur mesure, en combinant les caractéristiques des différentes structures existantes : l’ordinariat pour les Orientaux en France, les différents ordinariats anglicans mis en place dans le cadre d’Anglicanorum Cœtibus (texte très intéressant, à consulter), ou bien les ordinariats militaires.

Généralement ceux qui rejettent radicalement cette solution le font sur des motifs soit imaginaires, soit exagérés, et souvent sans avoir sérieusement étudié la question et les différentes possibilités qu’elle offre. Et surtout ils ne proposent rien comme alternative crédible et réaliste…

La question a été abordée dans plusieurs articles publiés dans différents numéros de la revue Sedes Sapientiae (il y a la possibilité de commander ces trois numéros sur leur site) : – n° 165 : « Une circonscription ecclésiastique dédiée à l’ancien rite latin », L.-M. de Blignières ; – n° 168 : « Réflexions critiques sur un éventuel ordinariat traditionnel », J. Shaw ; « Une solution canonique pour la diaspora des fidèles attachés à la Tradition. – Contribution d’un laïc au débat sur un ordinariat traditionnel », P. Darantière ; « Un ordinariat traditionnel : Précisions et réponses à quelques objections », L.-M. de Blignières ; – n° 170 : « L’ordinariat traditionnel : un risque de cloisonnement ? », A.-M. de Araujo

Les réponses à l’objection du risque de ghettoïsation ont été données par le père De Araujo : « L’ »ordinariat traditionnel » : un ghetto pour traditionalistes ? », sur le site de L’Homme Nouveau du 23 octobre 2024.

Il faut bien comprendre qu’il n’y a pas de vie ecclésiale, et donc pas de rite liturgique sans évêque, sans ordinaire. C’est la loi dans l’Eglise catholique depuis deux mille ans. Donc sans évêque, l’usage du Pontifical ancien n’a plus de légitimité canonique et finira tôt ou tard par disparaître.

Cela signifie à terme non seulement la fin des confirmations (déjà actée en de nombreux endroits) et surtout des ordinations (c’est le cas des ordinations des Missionnaires de la Miséricorde, toujours bloquées), mais aussi à terme plus de messe pontificale dans l’ancien rite. Et même l’usage du missel ne pourra qu’être précaire, entièrement dépendant d’indults limités, de concessions temporaires, d’une tolérance amenée tôt ou tard à cesser.

Car la diversité des rites, qui est un de nos arguments-phares pour défendre l’usage de l’ancien rite romain vis à vis des autorités, n’est légitime que dans la mesure où cette diversité rituelle correspond à de véritables Églises particulières. L’usage des livres romains anciens ne correspond aujourd’hui à aucune réalité ecclésiale. Il y a là un point faible évident de notre argumentation, et les adversaires de la liturgie traditionnelle (Grillo surtout) l’ont bien identifié, ils le disent et ils ont raison sur le fond. Sachant qu’un retour à Summorum Pontificum est hautement improbable, la création de l’Ordinariat règlerait ce problème.

Il me paraît clair que le pontificat actuel semble être le moment favorable à l’établissement de cette solution.

Je veux bien entendre toutes les objections à l’ordinariat. Certaines sont pertinentes. Mais j’ai l’impression qu’il n’y a aucune commune mesure entre les risques invoqués, souvent très hypothétiques et vagues, et les risques énormes, eux au contraire précis, graves et peut-être même inéluctables pour certains, si nous n’avons pas d’ordinariat. Par exemple un éventuel futur blocage des ordinations menacerait l’existence même des communautés traditionnelles. Je rappelle que la liturgie traditionnelle est régie actuellement par un texte qui la place en situation de sursis et qui vise à terme sa disparition.

Et puis, il faut aussi se débarrasser de certaines illusions tenaces : ceux qui rêvent d’une Reconquista en misant sur des demandes massives dans les paroisses (illusion), ceux qui s’imaginent que l’on reviendra au cadre de Summorum Pontificum (illusion), ceux qui attendent l’élection d’un Pie XIII (pur fantasme), etc. Rien de tout cela n’arrivera.

Même l’idée de « réforme de la réforme », qui a eu son heure de gloire sous Benoit XVI, est à mon avis enterrée pour quarante ans. Traditionis Custodes nous a fait basculer dans un autre monde et il n’y aura pas de retour au statu quo ante.

Signo

 

>> à lire également : Tactiques du diable et stratégie des anges

 

Collectif

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