La liberté d’expression est-elle une notion catholique ?

Publié le 09 Mar 2023
liberté d'expression

La liberté d’expression s’est invitée dans le débat public à l’occasion d’un entretien avec la ministre de la Culture sur France Inter le 9 février dernier. Celle-ci remettait en cause la légitimité de certaines chaînes de télévision au motif qu’elles ne respecteraient pas leurs obligations. La réponse s’est fondamentalement appuyée sur la liberté d’expression. Retour avec l’abbé Paul Roy (FSSP) sur cette notion souvent mal comprise.

 

Les propos de la ministre de la Culture au sujet des antennes tenues par M. Vincent Bolloré ont placé la liberté d’expression au cœur de l’actualité. Quel est le fondement de la liberté d’expression ?

Au point de vue juridique, au niveau de l’Etat, la liberté d’expression est rendue constitutionnelle par la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen.

Mais au plan de la culture et de la civilisation, il me semble que l’on peut ajouter un élément intéressant pioché dans Rome ou Babel de Laurent Dandrieu : la liberté d’expression, dans un pays, est en lien avec la liberté de pensée, et se nourrit du rapport des citoyens à leur identité, à leur histoire. Lorsque cette identité est oubliée, on perd la liberté de s’exprimer, on va vers un nivellement de toutes les opinions. C’est le cas dans notre société actuelle, que Mathieu Bock-Côté appelle diversitaire : plus on insiste sur la diversité, moins les opinions sont diverses.

D’un point de vue plus philosophique en revanche, la liberté d’expression se fonde sur une certaine conception de la liberté… qui n’est pas catholique. Il s’agit d’un point crucial sur lequel il faut clarifier les choses.

Qu’est-ce que l’expression ? Elle n’est autre que la parole humaine. Or, celle-ci est la formulation extérieure des concepts de l’intelligence, créée par Dieu. L’expression reflète l’intériorité. Son but est l’adéquation au réel, donc la vérité. La liberté d’expression n’a de sens que dans ce cadre.

La liberté d’expression telle quon l’entend aujourd’hui, prend au contraire son sens dans une société libérale. Le libéralisme est-il donc un péché ?

Vous faites référence au livre Le libéralisme est un péché de Don Félix Sardà y Salvany publié en 1884, dont la thèse stipule que le fait d’être libéral est le plus grave des péchés – au-dessus du blasphème. Son raisonnement est le suivant : le libéralisme est une hérésie – en effet condamnée plusieurs fois par le magistère en particulier au XIXème siècle – et l’hérésie est un péché contre la foi, chez saint Thomas d’Aquin. Donc le libéralisme est un péché. Il permet en effet de nier tous les dogmes. C’est le père du modernisme en matière religieuse.

Pour ma part, je dirais que puisqu’il est en lui-même un schéma de pensée, et que le péché se situe dans la volonté et non dans l’intelligence, on pourrait qualifier plus justement le libéralisme en utilisant la notion de structure de péché, popularisée par Jean-Paul II.

Le libéralisme fait de la liberté l’absolu de l’homme. Il en vient ainsi à nier deux choses.

D’abord la vérité, puisque chacun est libre de penser et dire ce qu’il veut. Or si la vérité n’existe pas, l’expression perd son cadre et peut devenir complètement folle. Le libéralisme est ainsi la source de l’indifférentisme condamné par les papes du XIXème siècle, et que Benoît XVI a à nouveau démasqué sous le nom de relativisme.

Le libéralisme nie également la nature : il définit l’homme par sa liberté, par ce qu’il fait et ce qu’il peut faire, et non par ce qu’il est. Il nie ainsi la loi naturelle, inscrite par Dieu dans les êtres. Puisqu’il n’y a plus d’ordre de référence inscrit dans la création, les préjugés et les mœurs de chaque époque acquièrent force de loi.

Comment donc définir correctement la liberté, et la liberté d’expression qui en découle ?

Il faut répondre avec saint Thomas d’Aquin que la liberté n’est qu’une propriété de la volonté : sa capacité de se déterminer sans contrainte extérieure. Ce n’est donc pas un bien absolu que l’on pourrait consacrer au-dessus de tout.

Dans Les Déshérités, François-Xavier Bellamy explique bien que contre le point de vue moderne, la liberté n’est pas l’indifférence, le refus de la détermination, mais la capacité à choisir le bien.

Or le bien de la parole, c’est le vrai. La liberté d’expression, c’est donc la liberté de dire le vrai.

Et aujourd’hui, cette liberté est menacée, même par la loi, comme le montre le délit d’entrave à l’avortement. C’est le grand paradoxe du libéralisme. En prétendant supprimer tous les dogmes, il consacre le dogme de cette pseudo-liberté. Et ce dogme est très puissant, vigoureusement défendue par une inquisition réactive et musclée.

En tant que catholiques, pouvons-nous employer l’argument de la liberté d’expression pour répondre à nos adversaires ?

La tentation est grande mais le procédé me semble risqué, car l’argument est à double tranchant. Je pense d’abord qu’on ne peut pas se compromettre avec les armes de l’adversaire : le chrétien ne peut jamais employer un mal en vue d’un bien. Le procédé qui consiste à se placer sur le terrain de l’adversaire est certes tentant, et peut parfois permettre d’ouvrir une brèche dans son monde intellectuel. Mais ces arguments peuvent devenir des mensonges par omission, finissant par tromper l’interlocuteur, et parfois jusqu’à nous-même, sur le fondement philosophique de notre pensée. On peut ainsi finir par se prendre à son propre jeu…

La liberté d’expression telle qu’entendue aujourd’hui est l’argument majeur de la mise en place d’un véritable terrorisme intellectuel qui déforme les consciences. Ce n’est pas une notion catholique, on ne peut pas se fonder là-dessus. En raison de son caractère périlleux et de ses racines philosophiques, la liberté d’expression, et spécifiquement de la presse, a été condamnée par plusieurs souverains pontifes, et notamment Grégoire XVI, quoique dans un contexte bien différent du nôtre, en 1832.

En employant l’argument de la liberté d’expression, on va dans le sens de ces structures de péché dont nous parlions plus haut, on risque de favoriser leur développement – consciemment ou non – jusque dans l’esprit des catholiques.

Comment donc se défendre sans ?

Il faut défendre la vérité par notre témoignage. Saint Paul disait que la charité trouve sa joie dans la vérité. La vérité vécue, annoncée, est un témoignage, parfois sacrifié, mais jamais sans fruit ; les évangiles et les exemples des saints et des martyrs nous encouragent.

Lorsque le Seigneur envoie les disciples en mission, il prescrit : « Dans toute ville où vous irez et où l’on vous accueillera, mangez ce que l’on vous offrira, guérissez les malades qui s’y trouveront et dites aux gens : « Le royaume de Dieu est proche de vous. » Mais dans toute ville où vous entrerez et où l’on ne voudra pas vous recevoir, allez sur la place publique et dites : « La poussière de votre ville qui s’est attachée à nos pieds, nous la secouons contre vous. Sachez pourtant ceci : le royaume de Dieu est proche. »

Et sainte Bernadette de répéter : « je suis chargée de vous le dire, pas de vous le faire croire ».

Nous sommes des instruments de la grâce, qui peuvent être utilisés par le Seigneur pour toucher non seulement l’intelligence, par notre argumentation, mais aussi la volonté et l’affectivité, le cœur, par notre charité. C’est avec ce témoignage que la société pourra être renouvelée de l’intérieur par un vrai esprit chrétien.

 

A lire également : Liberté scolaire : la responsabilité parentale remise à nouveau en cause

Marguerite Aubry

Marguerite Aubry

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