« Aujourd’hui vous saurez que le Seigneur va venir et il nous sauvera. Et demain vous verrez sa gloire. La terre est au Seigneur et tout ce qu’elle contient, l’univers et tous ceux qui l’habitent. ».
Le texte est tiré dans la première partie du Livre de l’Exode, chapitre 16, versets 6 et 7 : « Moïse et Aaron dirent à toute la communauté des Israélites: “Ce soir vous saurez que c’est Yahvé qui vous a fait sortir du pays d’Égypte, et au matin vous verrez la gloire de Yahvé.” ». La citation a donc été sensiblement modifiée. Vespere, le soir, est devenu hodie, aujourd’hui ; Eduxerit vos de terra Ægypti est devenu simplement Veniet Dominus. Et puis, il y a un petit mot qui a été ajouté, et qui n’est pas anodin, puisqu’il s’agit de la mention du salut : Et salvabit nos. Ce nos est vraiment très beau et très touchant : le début et la fin du chant sont à la deuxième personne du pluriel : aujourd’hui vous saurez… et demain vous verrez. Mais cette petite mention intercalée à la première personne du pluriel ajoute une note plus intime. La mention du salut concerne le prophète, celui qui est chargé d’annoncer la bonne nouvelle au Peuple de la part de Dieu. Que ce soit Moïse ou Isaïe, ils ont autant besoin du salut que les autres. Et même l’Église qui a faite sienne cette mention qui d’ailleurs lui est propre, parle à ses enfants comme une mère qui est la première concernée, et c’est très beau. L’Église est la mère des rachetés, elle est l’épouse acquise au prix du sang de l’époux, elle est le lieu de la rédemption.
En tous cas, le contexte de l’Exode est très évocateur. Il s’agit du don mystérieux de la manne fait aux Hébreux à peine sortis d’Égypte et déjà murmurateurs. « Moïse leur dit: “Cela, c’est le pain que Yahvé vous a donné à manger.” » (Exode 16, 15). Jésus dira plus tard : « En vérité, en vérité, je vous le dis, non, ce n’est pas Moïse qui vous a donné le pain qui vient du ciel ; mais c’est mon Père qui vous le donne, le pain qui vient du ciel, le vrai ; car le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel et donne la vie au monde. Ils lui dirent alors : “Seigneur, donne-nous toujours ce pain-là.” Jésus leur dit : “Je suis le pain de vie. Qui vient à moi n’aura jamais faim” » (Jn, 6, 32 à 35). La manne, nourriture insipide, mystérieuse et pourtant comblante (le sens du mot hébreu c’est qu’est-ce que c’est que ça Manouou) est la préfiguration de l’Eucharistie, bien sûr, mais aussi de tout le mystère de Jésus, ce Dieu caché dans une humanité douce et humble qui finira ses jours pendu au gibet de la croix. La manne est promise par Moïse, et l’Église reprend cette promesse et aujourd’hui, en cette vigile de Noël, la réalisation de la promesse est désormais imminente : hodie. C’est pour aujourd’hui, même pas demain mais aujourd’hui, cette nuit. Le Seigneur va venir, non plus sous le voile des figures comme la manne, mais en personne. Il va venir à Bethléem, la maison du Pain. Il va venir de la façon la plus aimable qui soit, la plus rassurante pour les hommes : il va naître d’une femme. Comme la manne dans le désert, la douceur va tomber sur notre terre dans la nuit de ce monde, ce monde de violence et de sang. Noël a beau être largement profané de nos jours, il y a quand même une douceur qui reste et qui est toujours la douceur de Dieu descendu du ciel. Cette trêve immense qui est l’apparition du Christ dans l’histoire de l’humanité, qui fait qu’après lui plus rien n’est comme avant. Hodie scietis. Oui, aujourd’hui vous saurez, vous savez déjà. L’Église chante un événement qui a déjà eu lieu et qui se renouvelle chaque année grâce au cycle liturgique. Le premier avènement du Sauveur selon la chair est tout orienté vers le second dans les âmes, selon la grâce. Et le dernier avènement selon la gloire, avènement redoutable, celui du jugement, n’aura plus rien de terrible si nous vivons le second comme il convient, si nous gardons au fond de notre cœur cette présence divine qui vient nous combler, si nous nous nourrissons avec foi de ce pain de vie qui devient notre pain quotidien dans l’Eucharistie. Alors nous seront sauvés et nous n’aurons plus à trembler, sinon d’amour, devant sa gloire, elle se manifestera comme un petit matin ravissant, une aurore de tendresse et de beauté, comme à Noël. Hodie. C’est toute la spiritualité de l’instant présent qui passe dans ce mot. L’Incarnation rédemptrice est là, à la porte de notre cœur, Dieu se donne, Emmanuel, Dieu avec nous. Hodie, ce devrait être le salut chrétien par excellence. Nous pourrions nous dire Hodie les uns aux autres, puisque chaque jour est désormais remplpi de la présence divine, puisque l’Eucharistie nous accompagne et jonche la terre de sa présence, comme la manne dans le désert. Hodie, ce n’est pas seulement le bonjour de la terre en présence de Dieu, c’est aussi un mot d’éternité, c’est le bonjour que le Père donne éternellement à son Fils : « Tu es mon Fils, moi, aujourd’hui je t’ai engendré. » « Dans la splendeur du sanctuaire, avant l’étoile du matin, de mon sein je t’ai engendré. » . Dans l’aujourd’hui de l’éternité, le Père se donne tout entier à son Fils. Et cet aujourd’hui résonne sur la terre grâce à la liturgie qui l’actualise dans nos vies : Hodie Christus natus est, hodie salvator apparuit. L’hodie de la terre répond à l’hodie du ciel et veut l’imiter dans la joie de cette présence nouvelle et permanente de Dieu dans nos vies.
Le verset de ce chant d’entrée, quant à lui, est tiré du psaume 23 : « La terre est au Seigneur et tout ce qu’elle contient, l’univers et tous ceux qui l’habitent ». cela nous précise que l’arrivée de Dieu sur la terre, même si c’est celle d’un tout petit enfant d’un jour, est aussi et d’emblée une prise de possession totale. Tout ce chant d’entrée joue sur le grand contraste de la transcendance divine, manifeste dans le texte qui est solennel avec ces mots : « Aujourd’hui le Seigneur va venir, il va nous sauver et vous verrez sa gloire » ainsi que le verset, et la mélodie qui elle est toute de tendresse. Nous voici devant une pièce toute de simplicité et de douce chaleur. L’ambitus très restreint de la mélodie nous invite à la donner sans éclat de voix, mais avec fermeté pourtant, car la plupart des accents sont bien soulignés. Ici, on doit laisser la parole à dom Gajard :
« Ce chant d’entrée est ravissant de fraîcheur, de simplicité, de joie, mais de joie douce et recueillie. Rien d’une exultation proprement dite ; tout baigne dans une atmosphère de beauté tranquille et lumineuse, et pour ainsi dire intérieure. Joie toute enfantine et pudique, qui se garde de tout éclat, et conserve même quelque chose de méditatif, de très délicat. Sauf au début, la mélodie se tient obstinément dans les notes graves du mode de Fa. » Ce mode c’est d’ailleurs le mode de l’enfance spirituelle.
« Et pourtant, continue dom Gajard, dans cette ligne si pure, et en apparence si dépouillée, quelle puissance expressive, quelle évocation magnifique de l’événement qui approche ! Regardez l’élan presque emphatique de cet Hodie scietis, avec l’insistance de la note longue (tristropha) et le jaillissement du neume (pes subbipunctis) sur l’accent de scietis, qui doit s’appuyer sur une première note bien donnée et s’arrondir doucement sur le Si bémol ; puis quelques mots plus loin, le nouveau bond de et salvabit nos, qui, après la méditation toute savoureuse de la venue toute proche du Messie, (quia veniet Dominus) part d’un trait, lui aussi, sans arrêt sensible à la demi-barre, et se campe fièrement sur la tonique : c’est la grande nouvelle ; avec le Seigneur, c’est le salut qui vient, le salut tant annoncé. Sera-t-il toutefois permis de souligner la discrétion de ces deux mouvements de joyeuse spontanéité ! Ils ne contredisent en rien le caractère de recueillement et de quasi-intériorité que nous avons cru pouvoir reconnaître à cette admirable cantilène ; quelques notes ont suffit, et très simples ; même le scietis, qui est le seul à s’élever au-dessus de la tonique et à atteindre le si bémol, a, par son dessin mélodique, comme par l’appui de son début quelque chose de retenu, de parfaitement réservé. »
C’est comme d’habitude du grand art, aussi bien musical que spirituel. Je vous l’ai dit déjà et nous aurons l’occasion de le vérifier combien de fois, le chant grégorien se hisse habituellement et comme par nature au niveau du grand art, et ce grand art n’est jamais séparé de la visée spirituelle qui est première. Il nous fait prier et prier avec la Bible et avec l’Église, et il nous fait prier sur de la beauté, une beauté simple.
« L’exécution, dit encore dom Gajard, doit évidemment respecter cet harmonieux ensemble de nuances exquises, qui font de cet Introït un pur chef-d’œuvre. Chanté tout entier dans un mouvement très joyeux, léger et alerte, évitant, même aux deux élans de scietis et de salvabit nos, tout ce qui serait capable de le matérialiser : crescendo excessifs, ou voix forcées. Et cette légèreté d’allure doit demeurer jusqu’à la fin, sans ralentissement trop sensible de la finale, qui reste dans la même note de parfaite simplicité ».
On peut revenir un peu sur le texte et remarquer que ce sont les verbes qui sont le plus mis en valeur et de façon assez similaire, c’est-à-dire avec un accent au posé bien marqué : scietis, salvabit, videbitis. Seul le veniet fait exception, faisant écho au mot hodie en employant le même intervalle. Les autres mots sont traités très simplement. Mane répond aussi à Hodie, les deux phrases commençant ainsi par un adverbe de temps. On peut noter aussi la descente mélodique sur Dominus qui évoque très discrètement l’Incarnation dans sa douceur.
Il y a beaucoup de choses à dire sur une simple petite pièce comme celle-là Elle baigne tout entière dans l’atmosphère de la veille de Noël, avec ses préparatifs et en même temps sa paix, une paix enfantine, oui qui rayonne de l’enfant qui va venir et qui est lui même notre paix, comme dit saint Paul. (Éphésiens, 2, 14). Cette paix nous pouvons nous la souhaiter avec ce premier mot de notre chant : Hodie Oui, elle est là, aujourd’hui, à la porte de notre cœur, si nous savons accueillir le Verbe qui vient dans la nuit de ce monde, qui vient quand tout ce tait, en nous et autour de nous. Acceptons cette paix, faisons la paix, ne remettons pas à demain, c’est pour aujourd’ui.
Écouter cet introit ici.