« Ce lieu est l’oeuvre de Dieu, inestimable mystère, il est irréprochable. Ô Dieu, devant qui se tient le choeur des anges, exauce les prières de tes serviteurs. »
Commentaire spirituel Le texte de ce beau graduel de la dédicace des églises est une composition ecclésiastique inspirée, comme l’introït Terribilis est, mais de façon moins littérale et plus lointaine, de l’épisode du songe de Jacob à Béthel. Il prolonge cet introït comme une réflexion théologique qui donne le sens profond du rôle du sanctuaire chrétien, avant d’exprimer dans le verset une belle prière de supplication au Dieu qui en est l’hôte.
Toutes les pièces de la messe parlent de l’église de pierre comme signe : signe de la présence de Dieu, signe aussi de la communion avec Dieu, dans la prière notamment. Le graduel est le plus explicite de ces pièces puisqu’il parle d’un signe inestimable et même irrépréhensible, sans reproche. On peut dire cela de toute église. Qu’elles soient cathédrales, abbatiales ou paroissiales ; qu’elles soient grandes ou petites ; qu’elles soient plongées au coeur des grandes cités ou isolées dans nos campagnes ; qu’elles soient parfaites dans leurs lignes romanes ou gothiques ou encore opulentes par la somptuosité ou même l’exubérance de leur architecture baroque, ou tout simplement plus modestes dans leur beauté sans recherche, toutes nos églises nous parlent d’une présence et nous invitent à entrer en présence du Maître qui y réside. Le lieu de culte se définit non pas d’abord par des critères esthétiques mais par la seule présence divine. Elle est plénière, cette présence, et donc le lieu de culte atteint pleinement sa valeur de signe, quand la présence réelle y habite jour et nuit. Et pour cela, il convient que ce lieu soit consacré à Dieu de façon solennelle. Évidemment, plus ce lieu est beau, plus il est digne de jouer ce rôle de signe pour les hommes, car il est aussi le signe de la Jérusalem céleste, lieu du triomphe définitif de toute beauté. C’est là une question de convenance et elle n’est pas négligeable. Accepter la laideur en liturgie, sous prétexte de pauvreté ou de plus grande authenticité du culte en esprit et vérité préconisé par le Seigneur, c’est faire preuve de manichéisme, c’est se tromper grandement et nier finalement l’Incarnation. Depuis que le Verbe s’est fait chair, le monde matériel a trouvé sens dans la religion. Il est assumé à différents niveaux, dans les sacrements (le pain, le vin, l’eau, l’huile), mais aussi dans les sacramentaux qui prolongent presque indéfiniment l’oeuvre salvifique dans la vie liturgique (la lumière, les ornements, l’art sacré (peinture, sculpture, chant, musique, etc.), de sorte que la beauté, comme ce que l’on a appelé un certain luxe pour Dieu, manifeste la participation de la création tout entière, sous forme d’offrande d’elle-même, à la réponse libre de l’homme vis à vis du salut qui lui est proposé. Même les saints les plus pauvres (un saint Benoît-Joseph Labre qui visitait assidûment les églises de Rome et de la Chrétienté, ou encore un saint Curé d’Ars qui n’hésitait pas à faire des folies financières pour embellir son église) ont respecté, admiré, servi le mystère de ces édifices construits dans la foi et avec tant d’amour.
Mais enfin, redisons que ce qui fait essentiellement la grandeur inestimable d’un lieu de culte, c’est Dieu et non les hommes. Son caractère irréprochable que chante le graduel ne peut venir du côté de l’homme qui par essence est faillible, et toute l’histoire de l’humanité est là pour nous l’attester à foison. Et pourtant, nous osons chanter que le temple construit par des mains d’hommes pour servir au culte catholique est irrépréhensible. Ce qualificatif audacieux n’est vrai, encore une fois, que parce que le Seigneur, comme dans l’ancienne alliance mais de façon beaucoup plus profonde, s’est emparé de ce lieu pour l’envahir de sa présence. La gloire de Dieu n’est pas visible et repérable à l’oeil nu, mais le mystère de foi qu’est l’Eucharistie nous oblige à reconnaître la grandeur, la transcendance de nos églises. Nous devrions beaucoup aimer nos églises, les fréquenter très souvent, les orner, les réparer, les embellir de toutes manières, les sauver éventuellement de la vente ou de la destruction. Et parmi ces églises, il est normal que nous en préférions certaines : celles qui ont marqué les étapes de notre vie chrétienne, celles des temps forts qu’ont été pour nous des pèlerinages ou des retraites. L’anniversaire de leur dédicace devrait être pour nous une fête, la fête de nos relations privilégiées avec le Seigneur, à l’ombre de leurs voûtes maternelles et protectrices.
Commentaire musical
Le graduel Locus iste est emprunté au 5ème mode qui est un mode majeur, joyeux, clair. Il emprunte plusieurs formules à la mélodie type mais il possède aussi quelques accents qui lui sont propres, surtout dans le corps du graduel, et qui sont de toute beauté. Voilà ce que dit dom Baron : « Beau 5ème mode, plein de vénération, qui ne se chante que dans le recueillement du mystère, l’âme fixée à la fois sur la Jérusalem du ciel et sur celle de la terre. » Le corps et le verset du graduel sont tous deux constitués de deux phrases mélodiques d’inégale longueur.
L’intonation est douce et grave, comme dans la plupart des graduels du 5ème mode. Toutefois, la belle montée mélodique sur iste, faisant entendre le Si bémol, donne d’emblée l’impression de grande vénération qui va se dégager de tout le reste de la mélodie. L’adjectif démonstratif plus développé que le nom lui-même (locus), exprime l’amour que l’on doit éprouver pour un tel lieu. Le motif de cet amour pour ce lieu vient d’ailleurs aussitôt après : il a été fait par Dieu. Construit par les hommes, certes, mais rendu sacré par la présence divine. Toute la mélodie qui affecte les mots a Deo factus est est, dans sa gravité douce et recueillie, pleine de mystère et d’un infini respect. Le mouvement est léger toutefois, sans lenteur, mais très legato et paisible.
Une première montée significative a lieu sur le mot inæstimabile qui nous fait atteindre pour la première fois le Ré. L’intervalle de quarte Sol-Do, suivi du bel accent tonique dont l’élan admiratif conduit au Ré, la présence du Si bémol et de sa douceur caractéristique, tout cela donne le sentiment adéquat au sens profond du mot qui exprime le prix infini d’un tel lieu : admiration, amour, reconnaissance montent vers l’architecte divin qui est aussi le propriétaire et le résident de ce temple. Le retour au grave est particulièrement bien venu sur le mot sacramentum qui nous conduit vers la fin de cette première phrase et nous plonge dans l’adoration et l’étonnement recueilli devant le grand mystère de la maison de Dieu.
La deuxième phrase de ce corps de graduel n’est composée que de ces deux mots irreprehensibilis est qui renchérissent sur l’idée précédente : non seulement ce lieu n’a pas de prix, mais il est sans reproche. Les attributs divins sont souvent mieux signifiés par des noms négatifs que par des qualificatifs positifs qui pourraient nous les faire trop assimiler à des réalités créées. En nous disant ce que n’est pas Dieu, ce que n’est pas la maison de Dieu, on s’en fait une plus haute idée. Le monde divin dépasse absolument nos représentations humaines, nos modes et nos critères de perfection humaine. La mélodie du mot irreprehensibilis est d’ailleurs presque syllabique, comme pour manifester ici l’impuissance de la musique à dépeindre de façon adéquate la réalité divine. Seul l’accent du mot est marqué avec insistance sur le double Do. Le mouvement est très léger, puis il s’élargit sur le mot est qui est le nom divin et que le compositeur a choisi de mettre en lumière, quoiqu’en utilisant une formule mélodique standart, juste avant l’explosion du verset.
Ce verset commence sur quatre petits punctum sur le Fa, note de base du 5ème mode. On doit donc en profiter pour changer complètement de tempo, s’enhardir et lancer ce verset avec beaucoup de légèreté et de joie. La montée mélodique ne tarde pas à se faire sentir, sur le mot adstat qui nous propulse en quelques intervalles jusqu’au Mi supérieur avant de revenir sur une cadence en Do, dominante du mode. Puis un nouveau récitatif syllabique sur le Do, sur le mot angelorum, va amener la très longue et splendide vocalise de chorus, formule classique des graduels du 5ème mode, mais si bien adaptée ici au mot qu’elle met en musique. C’est de la grande louange qu’il faudra bien épanouir en son sommet, mais continuer ensuite dans un tempo léger jusqu’au bout et presque sans ralentir à la fin.
La deuxième phrase du verset exprime quant à elle la prière de supplication et l’atmosphère va à nouveau changer de ce fait. Le début se fera moins vif, moins fort, moins exultant. Il s’agit d’une prière très humble, mais ardente néanmoins et donc chaude. En particulier, le mot preces, traité par l’une des plus admirables formules mélodiques des graduels du 5ème mode, devra être donné avec beaucoup de largeur, d’intensité et de chaleur aussi, alors même que le resserrement de la mélodie nous fait prendre ce passage piano, mais piano ne veut pas dire éteint et on en a là un magnifique exemple. Il faudra faire sentir le beau balancement des ternaires de preces qui donne quelque chose de très calme et de très assuré à la prière. On est loin de l’enthousiasme de la première phrase du verset, mais la richesse d’expression du chant grégorien se manifeste bien ici:on est passé de la louange à la supplication, de l’éclat à l’enfouissement, de la considération de la grandeur divine à celle de notre misère native. La prière de l’Église trouve le ton juste pour s’adresser à Dieu en toutes circonstances.
La finale du graduel utilise la formule classique du 5ème mode sur servorum tuorum qui nous fait reprendre un peu de mouvement et d’entrain joyeux pour conclure l’ensemble de la prière dans la confiance et l’allégresse. L’humilité est sûre d’être exaucée.
Pour écouter ce graduel: