La Pause liturgique : Alléluia « Dóminus in Sina » (Ascension)

Publié le 04 Mai 2024
alleluia

Verset

Alleluia, Dominus in Sina in sancto, ascendens in altum, captivam duxit captivitatem. Alleluia.

Traduction

Alléluia ! Le Seigneur, du Sinaï vient dans son sanctuaire, il monte vers les hauteurs ; il conduit ceux qu’il a libérés de la captivité.

(Psaume 67, 18-19)

 

Commentaire spirituel

On peut se demander pourquoi le compositeur a choisi ce verset du psaume 67 (68 selon l’hébreu) et quelle est la signification chrétienne de ce verset mystérieux. Que représente le Sinaï pour le Christ et pour nous ? Quel est ce sanctuaire dont il est parlé dans notre alléluia ? Qui sont ces captifs qui ont été libérés et qui sont conduits vers les hauteurs ?

Saint Augustin nous aide à répondre à ces questions. Il remarque tout d’abord qu’en hébreu, « Sinaïe » signifie « préceptes ». Cela se comprend bien : c’est sur cette montagne que le décalogue a été transmis à Moïse. Les dix commandements, ou préceptes, ont donné son nom à la montagne devenue célèbre. Pourtant, le psalmiste a en vue une autre montagne, la montagne bien-aimée de Sion, vers laquelle l’histoire du peuple élu s’est lentement acheminée. Du Sinaï à Sion, de Moïse à David et Salomon, il y a toute une histoire, un lent chemin de la présence de Dieu parmi les hommes. Le Seigneur glorieux du Sinaï s’est choisi une humble et douce colline pour venir habiter parmi son peuple.

Tout en demeurant le Très-Haut, il ne cesse de se pencher toujours davantage vers l’humanité, de descendre à sa rencontre pour la sauver. Et cela ira jusqu’à l’Incarnation, jusqu’à la croix, jusqu’à l’Eucharistie. À travers toutes ces étapes, c’est bien le Dieu de l’alliance qui s’avance triomphalement pour prendre possession de sa demeure définitive. Et cela nous aide à comprendre le sens ultime de ce verset. La Jérusalem terrestre, c’est saint Paul qui nous le dit, n’était pas faite pour durer éternellement : elle était elle-même une image de la Jérusalem céleste, de l’Église, corps mystique du Christ. C’est là seulement et définitivement que réside la Trinité tout entière, comme dans son ciel.

Le texte de notre alléluia, replacé dans le contexte liturgique du temps pascal et de l’Ascension, nous fait donc parcourir, à la façon d’une fresque grandiose, toute l’histoire de l’alliance, depuis le Sinaï et ses théophanies magnifiques, en passant par Sion et son temple admirable, pour finalement aboutir à l’Église (c’est-à-dire nos âmes) et au ciel, véritable et ultime sanctuaire divin. Tout est lié, unifié dans cette présence de Dieu qui explique l’histoire du salut et lui donne toute sa cohérence. Et l’on comprend alors que le Seigneur ne cesse plus de monter vers les hauteurs les plus sublimes de l’éternité. L’histoire du salut est celle d’un abaissement radical en vue d’un relèvement universel.

Saint Paul explique (Éphésiens, 4, 7-10) : « Qu’est-ce à dire qu’il est monté, sinon qu’il était descendu auparavant dans les lieux inférieurs de la terre ? Celui qui est descendu est le même qui est monté au-dessus de tous les cieux, afin de remplir toutes choses ».

Mais, s’interroge saint Augustin, que signifie : « Il a fait captive la captivité », ce que nous avons traduit par : «  il conduit ceux qu’il a libérés de la captivité » ? Par captivité, le prophète désigne les hommes qui étaient retenus captifs, et cette captivité fut, dit-il, captivée par le Christ. Douce captivité ! Pourquoi n’y aurait-il pas une captivité heureuse, si les hommes peuvent être en captivité pour leur bonheur ? Aussi fut-il dit à Pierre : « À l’avenir tu seras preneur (cápiens) d’hommes ».

Ils sont donc captifs, parce qu’ils sont pris, et pris, parce qu’ils sont sous le joug ; oui, sous ce joug qui est doux, et ils sont délivrés du péché dont ils étaient esclaves, pour servir la justice dont ils s’étaient affranchis. De là vient que cette captivité, cet esclavage, ce joug, ne pèsent point sur des hommes qui gémissent, mais bien sur des hommes qui tressaillent par milliers. Car le Seigneur est en eux, sur le Sinaï, à Jérusalem, dans l’Église, dans leurs âmes, au ciel, comme dans son sanctuaire.

 

Commentaire musical

 

Dominus in Sina Partition alléluia

L’alléluia Dóminus in Sina utilise une des mélodies types les plus fréquentes dans le répertoire grégorien. On la retrouve au premier dimanche de l’Avent (Osténde nobis), à la messe de minuit de Noël (Dóminus dixit ad me), au troisième dimanche ordinaire (ou troisième dimanche après l’Épiphanie, Dóminus regnávit exsúltet terra), et ici à l’Ascension. Empruntée au 8e mode, le mode de la plénitude, elle se revêt pourtant d’une exquise douceur qui transparaît partout, comme on va le voir. Deux longues phrases constituent le corps de cet alléluia au jubilus plutôt bref, mais très expressif, à lui seul, de l’atmosphère spirituelle de toute la pièce.

L’intonation part de la sous-tonique Fa, et par degrés conjoints, s’élève avec légèreté jusqu’à la dominante Do, autour de laquelle la mélodie module très harmonieusement, soit au-dessus du Do (on entend une seule fois le Ré) soit en dessous, grâce au Si naturel ou au La. Un bel élan traverse cette montée légère et intense, à mesure qu’elle nous porte vers l’accent du mot alléluia, lequel est pris avec douceur et netteté. La retombée du mot, sur la syllabe finale, est très gracieuse, notamment avec son premier mouvement ternaire qui précède les deux notes longues binaires, très bien posées, très fermes, amenant la première cadence en Sol de la pièce.

La suite du jubilus alterne très heureusement les élans et les retombées, alliant la grâce et la fermeté, le tout dans une atmosphère très lumineuse. La cadence finale, très fréquente en 8e mode (c’est notamment la finale de l’alléluia de la vigile pascale) est très appuyée, très rythmée, et elle demande une chaleur vocale qui doit être bien maintenue jusqu’au bout.

Le verset se déploie lui aussi dans la belle luminosité du mode de Sol. Il convient de bien lancer le mouvement dès l’attaque sur le Do de Dóminus, puis de l’amplifier un peu, d’abord sur le passage syllabique de la fin de Dóminus et sur les mots in Sina, puis sur la montée expressive de l’accent de sancto avec son double Ré bien appuyé, qui traduit l’amour du psalmiste et de nous tous pour ce sanctuaire divin dont on a vu plus haut la plénitude de signification. La finale de ce mot (sancto) est très souple et très liée, elle s’achève sur une cadence provisoire en Si naturel.

Le participe présent ascéndens met très heureusement en valeur la montée du Seigneur, grâce à un accent chaleureux qui constitue le premier sommet mélodique de la pièce.

La descente qui suit, affectant paradoxalement les mots in altum (mais le paradoxe invite à la considération de la profondeur de cette montée, jusqu’à l’intime de nos cœurs), doit être prise d’abord piano, puis elle se renforce par un léger crescendo qui permet d’aller cueillir la bivirga épisématique très ferme de altum. La formule type qui enveloppe la retombée mélodique de altum est extraordinaire de douceur. Son merveilleux balancement rythmique doit s’accompagner d’un decrescendo expressif qui permet de déposer tout en douceur la cadence en Sol qui conclut cette première phrase.

La seconde phrase contient elle aussi une formule type qui se déploie avec un rare bonheur sur le verbe qui exprime la conduite de notre chef et sauveur : duxit. Quelle admirable formule, si longue, si contemplative, si bien déroulée, sans aucune coupure et sans aucun martèlement de notes, dans le plus absolu legato ! C’est vraiment du grand art. Les crescendos et decrescendos s’enchaînent subtilement, donnant à cette vocalise beaucoup de vie, de chaleur. Les Sib qui se rencontrent tout au long de la formule mélodique, contribuent pour leur part à lui donner une douceur remarquable.

Le traitement mélodique du verbe duxit traduit à merveille la longue histoire du salut, histoire d’un rachat à grand prix dont nous sommes l’enjeu et les bénéficiaires. Laissons-nous conduire avec douceur par la mélodie comme par l’amour rédempteur. Le sommet de cette deuxième phrase se situe au beau milieu de la vocalise et il est très bien amené par le crescendo de la tristropha qui le précède, en sorte qu’on le cueille avec douceur et largeur.

Le deuxième membre de phrase nous offre une dernière formule type, très heureuse également, sur captivitátem, très liée toujours, très souple, aussi (c’est la même idée de délivrance heureuse) mais peut-être plus vive et plus élancée que la précédente qui brillait surtout par sa valeur contemplative. Ici, on sent une nette et continuelle progression vers l’ultime double Do de la pièce qui arrive juste avant la cadence finale. Un crescendo doit donc accompagner cette formule d’un bout à l’autre.

À l’inverse de la précédente, son sommet ne se situe pas au milieu mais à la fin. Cela se sent : elle est davantage en tension vers cette fin, sans qu’aucun relâchement ne se fasse sentir : c’est la plénitude de la paix qui résulte du salut opéré par notre Seigneur.

Cet alléluia est une merveille et il est très typique de l’art grégorien, capable d’exprimer des sentiments forts dans une parfaite maîtrise de sa ligne mélodique. C’est la joie douce de la rédemption qui passe dans ces neumes, la joie calme et paisible de l’Église, joie du sanctuaire de Dieu, joie de nos âmes, joie de l’éternité que jamais rien ne pourra plus atteindre.

 

Pour écouter : 

 

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Un moine de Triors

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