L’autorité corrompue : quand l’État devient l’ennemi

Publié le 12 Déc 2018
L'autorité corrompue : quand l'État devient l'ennemi L'Homme Nouveau

La crise actuelle n’a pas que des mauvais côtés. Comme toutes les crises, elle conduit à réfléchir. Qu’est-ce qui se passe, et pourquoi ? Au centre de ces interrogations se situe celle de l’autorité. Il me semble qu’il faille cependant distinguer « l’autorité » et « les chefs ». Les chefs exercent l’autorité. Là où il n’existe pas de chefs, l’autorité, en effet, n’est pas exercée. Mais là où de mauvais chefs l’exercent, alors c’est l’autorité qui est corrompue.

L’autorité est un principe vital, qui oriente une société vers des finalités correspondant globalement à son bien et qui, en même temps, par le mouvement donné, apporte au corps social sa cohésion, son unité, sa paix relatives. Il en est analogiquement de même dans toute forme de société, y compris familiale, chacun le sait bien. Les anciens la qualifiait éloquemment de « force ordonnatrice ». Le bon chef, par sa vision, par les vertus qu’il cultive, sert ce principe. Comme le rappelait il y a peu le Général de Villiers, il le sert en particulier par l’exemple donné. Le mauvais chef, au contraire, le corrompt. Il l’oriente vers des fins destructrices et, en retour, tous les liens sociaux sont distendus et dévoyés. C’est ce que nous vivons. Et lorsque ces fins sont recherchées pour le profit personnel, c’est ce que l’on appelle une tyrannie.

De mauvais chefs, à dire vrai, il y en eut toujours, comme il y eut toujours de mauvais parents. La singularité de notre époque est que le chef a été remplacé par le technicien et le gestionnaire, par le spécialiste des mécanismes, et qu’à la malice susceptible d’affecter en tous temps n’importe quel « dirigeant », elle a ajouté l’aveuglement propre à des personnels étatiques incapables d’aucune vision politique, d’aucune appréhension du monde qui ne soit pas seulement comptabilisable et chiffrable, selon des « indices » qui vont du niveau de satisfaction de l’opinion publique à celui de la notation financière de notre pays. La facilité avec laquelle ces personnels migrent vers le « monde des affaires », une fois leurs échecs gouvernementaux consommés, est significative. Il serait intéressant, d’ailleurs, de décrire l’emprise, également révélatrice, de la notion « d’indice », empruntée au secteur de l’économie, sur tous les domaines de la société contemporaine, privés ou publics, à l’air, au soleil, aux salaires, aux pollens, aux « performances », au vieillissement et même aux libertés.

Autrefois, pour parler d’un « chef », dans la sphère politique, on parlait d’un « homme d’État ». Cette expression, qui a déserté la terre parce qu’elle a désespéré d’y trouver un ami, suggérait autorité et compétence. Elle illustrait surtout ce fait que le « chef » exerce paradoxalement un service. Là encore, il en est ainsi de tous les chefs. Mais ici, il s’agissait du service de « l’État », entendu comme collectivité publique. Ce n’est pas que les politiciens du jour n’en ait pas le moindre souvenir. Aux confins de leur étique mémoire, ils pensent à De Gaulle, et invoquent à l’occasion ses mânes. Mais il est tout à fait certain qu’ils ne craindraient rien tant que de les voir s’éveiller. Leur vision mécaniciste du pouvoir, leur divorce d’avec toute morale et leur goût prononcé pour les pantomimes médiatiques en lesquelles leur narcissisme puise tant de jouissance, ne peuvent que les rendre spontanément réfractaires à toute personne qui serait animée par un authentique sens de l’État.

Le concept d’État, il est vrai, a toujours été difficile à saisir, en lui-même et dans son rapport à la société. Jadis, il n’était guère distingué de cette dernière. Aujourd’hui l’État est perçu et vécu comme une sorte de micro-société séparée, détachée du réel, regroupant à des échelons différents des technocrates nourrissant un système tentaculaire, et en vivant, par la vampirisation du corps social. L’État est devenu, l’économisme et le technocratisme y aidant puissamment, ce corps étranger que décrivait déjà Jouvenel par cette formule lapidaire : « l’État, c’est eux », ce monstre menteur par action et par omission dont parlait aussi Nietzsche et qui cherche à se faire passer pour le peuple. Le politicien lui-même, d’ailleurs, est devenu si étranger au corps social, par ses mœurs et sa psychologie, qu’il est devenu commun, sans que nul ne s’étonne de cette évolution pourtant significative du vocabulaire, de l’opposer aux hommes et aux femmes dits « de la société civile ».

Plus qu’étranger : pour beaucoup de Français, l’État est devenu ennemi, voire l’Ennemi, ce qui n’est pas la moindre des composantes de la crise actuelle. Ennemi de leur survie, ennemi de leurs libertés, ennemi du fruit de leur travail, ennemi de leurs familles, de leurs écoles, de leurs patrimoines culturels et matériels, complice de leur insécurité et de l’envahissement ethnique et religieux dont ils sont victimes. L’État n’est même plus celui dont on attend tout, mais celui qui prend tout, qui vole tout. Il fallait que M. Macron fût pris d’une crise d’autisme ou d’illuminisme totalitaire singulièrement aigüe pour oser lancer il y a peu à des entrepreneurs : « l’Urssaf est votre amie », comme d’autres ont pu affirmer : « le Parti est votre ami », ou les « organes de l’État » sont vos amis. Il convient dès lors d’excuser quelque peu sur ce point les politiciens du jour de leur impuissance à devenir des hommes d’État : on ne sert pas un tel État, qui n’appelle ni dévouement ni respect ; on s’en sert, et c’est précisément ce qu’ils font.

La restauration de la notion de chef, de l’autorité, de l’État passerait, peut-on se hasarder à l’affirmer, par une restauration et une valorisation majeures de la notion de service et d’exemple, et la revalorisation correspondante de celle de « service public ». Sous ce rapport, même si cela paraît relever de la simple boutade, les apprentis dirigeants gagneraient davantage à pratiquer le scoutisme qu’à fréquenter les salles de classe de l’ENA ou de Science Po, et l’incapacité radicale de ces institutions à transmettre ce sens du service, du dévouement et de l’exemple est à mes yeux la plus haute raison de les transformer radicalement ou de les supprimer absolument. Cependant, on ne voit pas, à vues humaines, comment une telle restauration reste possible, puisqu’elle suppose une restauration correspondante de la morale publique que rien ne permet d’augurer et que les politiciens du jour, en tout cas, seraient bien incapables d’apporter puisqu’ils la rejettent tout autant qu’ils la haïssent.

Mais la politique, dit-on, est l’art du possible. Il est réconfortant, au milieu de ces ombres, de savoir que tant de familles, tant d’écoles, et l’Église même qui les accompagne, préparent en leur sein des avenirs qui peuvent devenir meilleurs.

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