« Le capitaine Volkonogov s’est échappé »

Publié le 26 Avr 2023
volkonogov

Présenté à la Mostra de Venise en 2021, ayant obtenu le Prix du Public en 2022 de L’Etrange Festival de Paris, Le Capitaine Volkonogov s’est échappé des réalisateurs russes Natalya Merkulova et Alexey Chupov, aujourd’hui exilés de leur pays depuis l’invasion de l’Ukraine, est depuis le 29 mars à l’affiche en France.

C’est incontestablement un authentique chef-d’œuvre. Et, disons-le tout net, un chef-d’œuvre qui porte en lui une réflexion d’une rare profondeur sur le péché, le repentir et l’expiation, qui le lie à la grande tradition russe pour qui « l’œuvre d’art n’est pas seulement culture mais construction, prophétie, vérité » pour reprendre les mots récents de Guiliano da Empoli. (1)

Car avec ce film le spectateur rejoint à la fois l’interrogation des grands romans russes du XIXe siècle sur le sens à donner à la puissance du Mal dans le monde, telle qu’elle a été magistralement formulée par Dostoïevski dans Crime et Châtiment, et la dénonciation secrète de l’enfer totalitaire bolchevique par certains écrivains soviétiques des années trente, telle qu’on peut la lire aujourd’hui dans Platonov ou Dombrovski. (2)

Que nous raconte ce film ? Celui-ci débute à Leningrad en 1938 – dans la réalité il fut tourné en Estonie – probablement dans les derniers mois de la Grande Terreur décidée par Staline fin 1936 et destinée à éliminer par le meurtre de masse tous les ennemis réels ou potentiels du régime. (3)

À cette date, les tueries frappent aussi les bourreaux – rappelons que Iagoda et Iejov, les deux chefs successifs du N.K.V.D. maîtres d’œuvre de ces purges sanglantes, furent exécutés en 1938 à six mois d’intervalle – et les premières scènes du film nous montrent, dans la grande pièce d’un ancien palais, transformé en caserne, de jeunes officiers de la police politique appelés l’un après l’autre par leur hiérarchie pour une « réévaluation » qui est probablement synonyme de balle dans la nuque.

Parmi eux, le capitaine Volkonogov – admirablement joué par l’acteur russe Yuriy Borisov dont la présence physique dans le film est proprement stupéfiante – s’enfuit alors du palais juste avant d’être convoqué. Traqué, méconnaissable, il se réfugie d’abord dans les bas-fonds de la ville parmi les miséreux. Mais la nuit tous sont réquisitionnés par des agents du N.K.V.D. pour enterrer les victimes de la purge du jour parmi lesquelles il reconnaît un de ses proches collègues, torturé et exécuté. La sinistre besogne faite, il voit comme en un rêve éveillé ce collègue sortir du charnier et lui expliquer que, s’il veut échapper à la damnation, il doit obtenir le pardon d’au moins une des familles de tous ceux qu’il a exécutés.

Volkogonov revient alors à la caserne et s’empare d’un dossier d’archives contenant des fiches de condamnés. À partir de ce moment, se fiant aux adresses mentionnées sur ces dernières, il va à la rencontre des proches de ses victimes à la recherche d’un pardon que tous ceux qu’il rencontre lui refusent par peur, haine, désespoir ou mépris.

Mais l’étau se referme sur lui. La section du N.K.V.D. en charge de son arrestation, dirigée par le commandant Golovnia – sorte de Javert stalinien joué par un Timofey Tribuntsev remarquable en officier taiseux, violent et malade, lui aussi menacé d’exécution en cas d’échec – emprisonne tous les membres des familles figurant dans le dossier de Volkonogov, le privant ainsi de tout contact.

Aux abois, désespéré, il se réfugie dans un immeuble misérable où gît dans le grenier une femme abandonnée de tous, aux traits décharnés et à l’article de la mort. Là, dans une scène d’une rare beauté qui fait songer à celle d’une Piéta, il recouvre son pauvre corps, la prend dans ses bras, tente de la nourrir d’un morceau de pain, la lave et lui prodige un peu de tendresse humaine. Et elle, avant de rendre l’âme, pose sa main sur le front de son sauveur, lui apportant enfin le geste qu’il avait tant attendu dans sa quête tragique.

Dès lors, tout est consommé. Golovnia et ses hommes sont dans l’immeuble. Volkonogov s’enfuit par les toits mais il n’y a plus d’issue. Cerné, il refuse de se rendre. Avant de se jeter du haut de l’immeuble, il réaffirme à Golovnia qui le tient en joue qu’il n’a cherché dans sa fuite qu’à mériter le paradis.

Tout dans le film, qui procède par une série de flash-back qui pose, l’une après l’autre, les images de la fuite de Volkonogov et celles de son passé de tortionnaire, est atroce de vérité. L’univers et l’atmosphère du Leningrad de ces années-là sont rendus avec un réalisme saisissant : masse informe des civils, appartements communautaires bondés, omniprésence de la bureaucratie, etc.

Mais le véritable sujet du film est la Grande Terreur au quotidien et certaines scènes qui la reconstituent resteront longtemps gravées dans nos mémoires : séances de torture au masque à gaz, graduations des supplices pour arracher les aveux, discours prétendument dialectiques et scientifiques des bourreaux justifiant leurs méthodes, etc…. Le sommet en la matière est, dans la cour de la caserne, la scène glaçante de l’exécution au revolver des condamnés par un colosse du N.K.V.D. qui se vante de ses rendements stakhanovistes et de sa gestion économe des munitions !

Jamais ces jours de haine programmée et de tuerie de masse dans la Russie stalinienne n’ont été rendus au cinéma avec une telle intensité et l’on reste confondu de se rappeler que tant d’intellectuels et d’hommes politiques en France et ailleurs ont pu, pendant des années, les nier, les relativiser ou même les justifier.

Pourtant, si dur et triste qu’il soit, Le Capitaine Volkonogov s’est échappé est au bout du compte un hommage exceptionnel à l’amour du prochain et, de ce fait, une profonde méditation sur le péché et le remords. À l’inverse de ses pairs, Volkonogov, même s’il ne le sait pas, va de Satan à Dieu car ce tortionnaire a basculé dans un autre monde : celui où le pardon et l’amour sont les maîtres-mots de la condition humaine. Pour lui désormais, demander le pardon de ses crimes n’est plus difficile et devient l’ultime exigence de sa vie. Plus rien ne l’intéresse que de savoir s’il sera pardonné et sauvé.

Dieu ne lui parle pas – dans tout le film Son Nom n’est jamais évoqué – mais Il est l’arrière-plan formidable qui explique tout, le mot secret qui permet de comprendre que la valeur d’une vie ne se juge qu’à l’aune du don et de l’expiation.

Dans cette société schizophrène, pourrie de servitude, de propagande et de peur, aux mains d’une élite criminelle où l’élimination des innocents est sans cesse programmée, Volkonogov se dresse pour affirmer qu’il y a un autre monde dont les enfants de lumière seront un jour les rois. Oui, Le Capitaine Volkonogov s’est échappé est bien, sans aucun doute, un des plus grands films chrétiens que les années déjà écoulées du XXIe siècle nous ont permis de voir.

 

  1. Guiliano da Empoli, Le mage du Kremlin, NRF, page 58.
  2. Andrei Platonov, Tchevengour, Robert Laffont. Iouri Dombrovski, La Faculté de l’inutile, Albin Michel.

 

A lire également : Louis Salleron, un catholique sans concession

Olivier de Boisboissel

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