Le combat de Robert Spaemann contre l’idéologie

Publié le 17 Déc 2018
Le combat de Robert Spaemann contre l'idéologie L'Homme Nouveau

Le 10 décembre 2018, le philosophe catholique allemand Robert Spaemann rendait son âme à Dieu. En hommage à l’homme et à sa pensée, L’Homme Nouveau a souhaité publier à nouveau plusieurs articles parus initialement dans les colonnes de sa version papier, à travers deux dossiers que nous lui avions consacrés. C’est dans ce cadre que nous reproduisons ici un entretien avec l’un des anciens élèves de Robert Spaemann, Walter Schweidler, professeur de philosophie à l’université catholique d’Eichstätt-Ingolstadt.

Quelle a été l’influence exercée par Robert Spaemann sur la scène intellectuelle allemande ?

Walter Schweidler : Spaemann a attiré l’attention du public allemand pour la voie indépendante de la philosophie. Il a toujours fortement influencé les débats intellectuels et culturels mais avec des arguments totalement philosophiques. Des arguments auxquels on pouvait rarement résister. Il s’est engagé contre le réarmement de l’armée allemande quand il était très jeune dans les années cinquante puis contre la technologie nucléaire dans les années soixante alors que ce n’était pas très populaire. Il s’est élevé ensuite contre l’éducation anti-autoritaire dans les années soixante : là aussi il allait à contre-courant. Il s’est engagé contre les expériences avec les animaux dans les années quatre-vingt. Il s’est toujours élevé contre la libéralisation législative de l’avortement, contre l’instrumentalisation des embryons ou contre l’euthanasie. Il a définitivement marqué la différence entre la philosophie et toutes les formes d’idéologie. Spaemann a toujours été convaincu que la philosophie n’avait à dire que des choses qui se comprennent d’elles-mêmes. Une personne qui écoute un savant pourra apprendre des choses et dire qu’il ne savait pas. Une personne qui écoute un philosophe devrait dire : « Ah ! c’est ce que j’ai toujours pensé moi-même ».

Quelle a été la réception de sa pensée en Allemagne ?

Spaemann est considéré comme un moraliste mais un moraliste qui se fonde en raison, ce qui est assez rare aujourd’hui. Il est considéré également comme un penseur catholique. Cela vient de son engagement dans certains débats ecclésiaux, comme celui qui tourne autour de la collaboration de l’Église dans l’avortement. Spaemann a fortement renouvelé la conception classique de la nature et du naturel. Le naturel c’est ce qui vient de soi-même, c’est ce qui donne du sens et qui demande à être respecté. La nature ne correspond pas à la totalité des objets dirigés par des lois physiques. Mais la nature c’est ce que des êtres ont : tous les êtres vivants ont une nature. Cela veut dire qu’il y a une nature de l’homme. Voilà le principe et le fondement de toutes les choses morales et politiques dans notre vie. Certains ont interprété cette référence à la nature comme théologique. Mais il faut insister sur le fait que les raisons sont purement philosophiques. Spaemann est aujourd’hui l’un des philosophes les plus importants qui refuse la séparation entre les faits et les normes.

Alors qu’en France la laïcité a fortement imprimé sa marque obligeant l’universitaire philosophe à dissocier l’homme privé et l’homme public, ce dernier étant sommé de s’extraire de ses déterminations particulières, Spaemann refuse une telle émasculation : il n’y a donc aucune séparation entre l’homme, ses convictions personnelles et sa philosophie…

Spaemann est convaincu qu’il y a une vérité et qu’il y a une raison commune à la pensée et à la croyance. Il est assez platonicien. Il est convaincu qu’il existe une idée du bien et que l’on peut suivre et respecter cette idée. Pour Spaemann, la réalité naturelle et la réalité personnelle sont des réalités qui ne permettent pas de faire une séparation absolue entre les faits et les normes. Avec la modernité a été introduite cette séparation car ce qui existe positivement n’est considéré que comme le résultat d’un choix arbitraire ou du consensus mouvant. Pour Spaemann, il faut revenir à un lien fort entre nature et morale. Il faut donc respecter la nature. On peut appeler cela une pensée catholique mais il faut toujours avoir en tête qu’il ne s’agit pas de théologie mais de philosophie. Il pense que si l’on est chrétien il n’y a pas de contradiction entre les choses que l’on croit et les choses de la raison.

En tant qu’élève de Robert Spaemann, quel regard portez-vous sur la personne ? Qu’avez-vous principalement appris à ses côtés ?

Spaemann m’a fait apprendre dès le premier moment la différence entre un professeur de philosophie et un philosophe. Nous ne lisons pas Platon ou Descartes pour savoir ce qu’ils ont dit mais nous les lisons pour savoir qu’ils ont raison. Il nous faut penser par nous-mêmes. Spaemann écrit dans une langue tout à fait accessible pour tout un chacun. La véracité, la sincérité, la bonne foi, l’amitié, ce sont des choses absolument décisives pour toutes les relations humaines. Il n’a jamais enseigné quelque chose qu’il n’a pas réalisé dans sa vie. Le sens de sa philosophie tient pour moi dans la clarification de la relation entre nature et raison. Nous ne sommes pas de purs esprits. Nous sommes des êtres vivants qu’il faut respecter pour faire entendre la force de la voix de la raison. Mais il est également raisonnable de nous respecter comme des êtres qui ne peuvent pas déduire tout de la raison. La pensée de Spaemann peut contribuer à la solution de nombreuses discussions contemporaines : des discussions sur le rôle de l’humanité dans la nature et dans la culture. L’intérêt de sa pensée est finalement dans l’analyse de la dialectique de la modernité.

Quels sont les thèmes ou les questions traités par Robert Spaemann que vous souhaitez aujourd’hui approfondir ?

Je pense essentiellement à cette analyse de la dialectique de la modernité. Spaemann a montré que la conscience moderne qui dirige notre idée du monde et du politique est profondément contradictoire. Nous sommes convaincus qu’il y a quelque chose qui est plus important que nous-mêmes mais nous ne sommes pas prêts à accepter une quelconque vérité absolue. Mais une vérité absolue c’est la présupposition que des choses sont plus importantes que nous-mêmes. Nous sommes donc acculés au décisionnisme en posant de manière arbitraire tel ou tel acte.

Cet article a été publié initialement dans le numéro 1477 de L’Homme Nouveau

Pour aller plus loin :

Spaemann, philosophe dans la cité

Spaemann face à l’avortement

Spaemann ou la valeur de la vie humaine

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