Dans son homélie pour les Rameaux, le 20 mars, le Pape met en lumière le contraste de cette fête liturgique qui vient de la profondeur du mystère de l’Incarnation du Fils de Dieu qui se fait homme pour nous sauver et accomplir le dessein d’amour de Dieu sur l’humanité pécheresse. La liturgie des Rameaux nous montre d’abord la joie de la foule acclamant Jésus lors de son entrée à Jérusalem. Elle accueille avec enthousiasme le « Fils de David », venu avec la puissance de l’amour miséricordieux de Dieu qui pardonne les péchés et nous réconcilie avec son Père. Jésus ne repousse pas l’enthousiasme de cette foule. Il sait que si elle ne criait pas, ce seraient les pierres qui l’acclameraient. Mais la foule reste versatile. Dans quelques jours, elle remplacera l’« Hosanna » par le « Crucifie-le ». Car le Fils du Très Haut est venu s’anéantir jusqu’à la mort de la Croix (Ph. II), alors que pour les Juifs, le Messie ne pouvait être que le nouveau David qui chasserait les Romains et rendrait à Israël sa gloire d’antan. Malgré les prophéties d’Isaïe et de Zacharie sur le Serviteur souffrant, aucun juif ne pouvait admettre un destin de souffrance pour le Christ. Après la Transfiguration, saint Pierre lui-même voulut détourner Jésus de sa mission de souffrance. Il se fit alors pour cela traité de Satan.
Le premier geste d’amour est le lavement des pieds qui est la charte du quatrième Évangile, comme les Béatitudes étaient celle du premier. Ce premier geste, inattendu et quelque peu déconcertant pour les siens, suscite encore l’indignation péremptoire de Pierre : son Créateur, Maître et Souverain qui s’abaisse pour lui laver les pieds ! Le Seigneur répond à Pierre que, s’il ne le lave pas, il n’aura pas de part avec lui et Pierre de réagir alors comme sur le chemin de Césarée de Philippe. Cette fois, le Seigneur ne l’appela pas Satan, mais il lui annonça sa prochaine trahison. Comme dit saint Ambroise, saint Pierre n’avait pas pris garde au mystère et c’est pourquoi il refusa le ministère. Le lavement des pieds est, de la part du Seigneur, la marque visible de son amour pour les siens, jusqu’à la fin. Pour nous aussi, c’est une leçon. Comme le souligne le Pape, par ce geste d’amour, chacun de nous comprend comment il est aimé personnellement. Mais le lavement des pieds n’est qu’une première humiliation. Ce soir du Jeudi Saint, Jésus annonce tout à la fois la trahison de Judas et le reniement de Pierre.
Viendra alors la Passion que le Pape commente dans la version de saint Luc qui est celui de la miséricorde et qui est lue cette année au Missel dans la forme ordinaire. Saint Luc a en propre trois paroles de Jésus sur la Croix : il y a d’abord celle du pardon, puis celle de la recommandation confiante de son âme à son Père, qui donne son vrai sens à la parole d’abandon si souvent mal comprise. Enfin, il y a la promesse du Seigneur au bon larron de l’accueillir aussitôt dans son royaume. Comme le dit saint Augustin, « celui-ci a tout volé y compris son paradis ». Voilà jusqu’où peut aller la miséricorde qui cependant respecte toujours la liberté de l’homme. S’il y a eu le bon larron, il y a eu aussi le mauvais. Dieu est venu pour nous sauver et la Passion est une grande œuvre d’amour. Mais nous devons suivre le Christ jusqu’à la Croix ; sans elle aucun christianisme n’est possible. Tournons nos regards vers Marie servante du Seigneur jusqu’à la Croix, où elle s’est tenue debout pour participer de manière suréminente à notre Rédemption. Contemplons avec elle l’œuvre d’amour qui passe par l’anéantissement du Fils débouchant sur la Résurrection. Regina cæli lætare.
L’homélie du Pape
La foule de Jérusalem criait, tout en fête, en accueillant Jésus : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur » (cf. Lc 19, 38). Nous avons fait nôtre cet enthousiasme : en agitant les palmes et les rameaux d’olivier, nous avons exprimé la louange et la joie, le désir de recevoir Jésus qui vient à nous. Oui, tout comme il est entré à Jérusalem, de la même manière il désire entrer dans nos villes et dans nos vies. Il vient humblement à nous, comme il le fait dans l’Évangile, monté simplement sur un âne, mais il vient « au nom du Seigneur » : avec la puissance de son amour divin il pardonne nos péchés et nous réconcilie, avec le Père et avec nous-mêmes.
Jésus est content de la manifestation populaire d’affection des gens, et lorsque les pharisiens invitent à faire taire les enfants et les autres personnes qui l’acclament, il répond : « Si eux se taisent, les pierres crieront » (Lc 19, 40). Rien n’a pu arrêter l’enthousiasme provoqué par l’entrée de Jésus ; que rien ne nous empêche de trouver en lui la source de notre joie, de la vraie joie, qui demeure et qui donne la paix. Car seul Jésus nous sauve des liens du péché, de la mort, de la peur et de la tristesse.
Mais la liturgie de ce jour nous enseigne que le Seigneur ne nous a pas sauvés par une entrée triomphale ni par le moyen de puissants miracles. L’Apôtre Paul, dans la seconde Lecture, synthétise par deux verbes le parcours de la rédemption : « il s’est anéanti » et « il s’est abaissé » lui-même (Ph 2, 7-8). Ces deux verbes nous disent jusqu’à quelle extrémité est arrivé l’amour de Dieu pour nous. Jésus « s’est anéanti lui-même » : il a renoncé à la gloire de Fils de Dieu et il est devenu Fils de l’homme pour être en tout solidaire avec nous, pécheurs, lui qui est sans péché. Et pas seulement : il a vécu parmi nous une « condition de serviteur » (v.7) ; non pas de roi, ni de prince, mais de serviteur. Il s’est donc « abaissé », et l’abîme de son humiliation, que nous montre la Semaine Sainte, semble ne pas avoir de fond.
Il nous a aimés jusqu’au bout
Le premier geste de cet amour « jusqu’au bout » (Jn 13, 1) est le lavement des pieds. « Le Seigneur et le Maître » (Jn 13, 14) s’abaisse aux pieds des disciples, comme seuls le font les serviteurs. Il nous a montré par l’exemple que nous avons besoin d’être rejoints par son amour qui se penche sur nous ; nous ne pouvons pas nous en passer,nous ne pouvons pas aimer sans nous faire d’abord aimer par lui, sans faire l’expérience de sa surprenante tendresse, et sans accepter que l’amour véritable consiste dans le service concret.
Mais c’est seulement le début. L’humiliation que subit Jésus devient extrême dans la Passion. Il est vendu pour trente deniers et trahi par le baiser d’un disciple qu’il avait choisi et appelé ami. Presque tous les autres fuient et l’abandonnent ; Pierre le renie trois fois dans la cour du temple. Humilié dans l’âme par des moqueries, des insultes et des crachats, il souffre dans son corps d’atroces violences : les coups, le fouet et la couronne d’épine rendent son aspect méconnaissable. Il subit aussi l’infamie et la condamnation inique des autorités, religieuse et politique : « il est fait péché et reconnu injuste ». Ensuite, Pilate l’envoie à Hérode, et celui-ci le renvoie au gouverneur romain : alors que toute justice lui est refusée, Jésus éprouve aussi l’indifférence, parce que personne ne veut assumer la responsabilité de son destin. Et je pense à tant de gens, aux nombreux marginalisés, aux nombreux déplacés, aux nombreux réfugiés, à ceux dont beaucoup ne veulent pas assumer la responsabilité en ce qui concerne leur destin. La foule, qui l’avait acclamé peu de temps avant, change ses louanges en cri d’accusation, préférant même qu’un homicide soit libéré à sa place. Il arrive ainsi à la mort de la croix, la plus douloureuse et infamante, réservée aux traitres, aux esclaves et aux pires criminels. La solitude, la diffamation et la douleur ne sont pas encore le sommet de son dépouillement. Pour être en tout solidaire avec nous, il fait aussi, sur la croix, l’expérience du mystérieux abandon du Père. Mais dans l’abandon, il prie et s’en remet : « Père, entre tes mains, je remets mon esprit » (Lc 23, 46). Suspendu au gibet, en plus de la dérision, il affronte la dernière tentation : la provocation à descendre de la croix, à vaincre le mal par la force et à montrer le visage d’un Dieu puissant et invincible. Jésus, au contraire, précisément ici, au faîte de l’anéantissement, révèle le vrai visage de Dieu, qui est miséricorde. Il pardonne à ceux qui l’ont crucifié, il ouvre les portes du paradis au larron repenti et touche le cœur du centurion. Si le mystère du mal est abyssal, la réalité de l’Amour qui l’a transpercé est infinie, parvenant jusqu’au tombeau et aux enfers, assumant toute notre souffrance pour la racheter, portant la lumière aux ténèbres, la vie à la mort, l’amour à la haine.
La manière d’agir de Dieu peut nous sembler si lointaine ; lui, il s’est anéanti pour nous, alors que même nous oublier un peu nous-mêmes nous paraît difficile. Il vient nous sauver ; nous sommes appelés à choisir sa route : la route du service, du don, de l’oubli de soi. Puissions-nous emprunter cette route en nous arrêtant ces jours-ci pour regarder le Crucifié ; c’est la « Chaire de Dieu ». Je vous invite à regarder cette semaine cette « Chaire de Dieu », pour apprendre l’amour humble qui sauve et qui donne la vie, pour renoncer à l’égoïsme, à la recherche du pouvoir et de la renommée. Par son humiliation, Jésus nous invite à marcher sur sa route. Tournons le regard vers lui, demandons la grâce de comprendre au moins quelque chose de ce mystère de son anéantissement pour nous ; ainsi, en silence, contemplons le mystère de cette Semaine.