Saint Matthieu a toujours attiré le Pape. C’est même d’une homélie prononcée sur cet Apôtre par saint Bède qu’il a tiré sa devise : miserando atque eligendo ( « en ayant pitié et en choisissant »). On peut y voir une raison pour laquelle la théologie de la Miséricorde est si présente chez lui. Lors de son voyage à Cuba le jour de la fête de saint Matthieu, le Pape a prononcé une homélie sur laquelle il vaut la peine de se pencher. À l’instar de saint Bède, le Pape centre sa réflexion sur le regard de Jésus qui transforma, du tout au tout, la vie de l’Apôtre. Toute conversion est une rencontre avec ce regard de Jésus qui n’est jamais anodin. Pour en être persuadé, lisons les Évangiles que le Pape veut que nous portions dans notre poche. Seul ce regard est capable de transformer un pécheur, car c’est un regard de Miséricorde et la Miséricorde elle-même devient la cause du choix de Jésus. Publicain, saint Matthieu était forcément déconsidéré et marginalisé par ses compatriotes. Pour eux, il était plus qu’un pécheur, il était un traître. Pas question de manger avec lui et, à plus forte raison, pas question de prier avec lui. Mais Jésus vrai Dieu ne fait pas acceptation de personnes. Les seules personnes qu’Il ne peut accueillir sont précisément celles qui refusent non seulement de Le regarder, mais encore d’accepter que Jésus les regarde tels qu’ils sont.
Un vrai regard spirituel
Le regard de Jésus porte en lui toutes les qualités d’un vrai regard spirituel sur les personnes, les évènements et les choses. D’abord, ce n’est pas un regard hâtif. Dieu prend toujours son temps. Il est d’une extrême patience avec les pécheurs. Il attend. Et c’est précisément parce que ce regard n’est pas hâtif, qu’il guérit. Il guérit parce qu’il est sincère et vrai. Ce n’est jamais un regard superficiel, comme les nôtres. C’est pour cela aussi qu’il donne l’espérance. Le Pape cite plusieurs exemples tirés de l’Évangile : Zachée, Bartimée, Marie-Madeleine et Pierre. Mais il en va de même pour chacun de nous, car le regard de Jésus est un regard personnel. Et quand bien même nous n’oserions pas regarder Jésus, Jésus Lui nous regarde toujours. Chacun doit en être bien convaincu : Jésus nous regarde toujours et son regard est miséricordieux. Telle est la première partie de la devise du Pape.
Puis vient la deuxième partie. Après avoir regardé saint Matthieu avec miséricorde, Jésus le choisit et Il le choisit en vue d’une mission particulière : celle de faire partie du collège des douze Apôtres. Mais c’est chacun de nous qui reçoit une mission particulière, mission qui découle de ce regard de Miséricorde. La mission est postérieure à la Miséricorde, car elle implique toujours une conversion, un changement intérieur qui accepte le don de Jésus et se transforme en service pour le bien de tous. Jésus est toujours le premier. Le Pape le répète à la suite de saint Jean. Pour Le suivre, il faudra en revanche non seulement accepter que Jésus nous regarde, mais encore nous débarrasser de tout ce qui entrave ce regard, ce qui ne se fera jamais sans sacrifices. L’Église persécutée de Cuba en sait quelque chose. Malgré les difficultés, les chrétiens ont tenu précisément parce qu’ils ont regardé Jésus, qu’ils ont accepté son choix et qu’ils Lui ont été fidèles, sachant découvrir la Présence de Dieu partout, même dans les camps concentrationnaires. Et si le regard de Jésus est miséricordieux, le regard de Marie l’est aussi. Elle est la première appelée, la première regardée par son propre Fils. Elle nous tend les bras et son regard maternel veillera sur chacun de nous jusqu’à l’heure de notre mort.
L’homélie du Pape :
Nous célébrons la fête de l’Apôtre et Évangéliste saint Matthieu. Nous célébrons l’histoire d’une conversion. Il nous raconte lui-même, dans son Évangile, comment s’est passée la rencontre qui a marqué sa vie, il nous introduit dans un « jeu de regards » qui est capable de transformer l’histoire.
Un jour, pareil à n’importe quel autre, alors qu’il était assis à la table de perception des impôts ; Jésus passait, le vit, s’approcha et lui dit : « Suis-moi ». Et lui, se levant, le suivit.
Jésus le regarda. Quelle force d’amour a eu le regard de Jésus pour faire bouger Matthieu comme il l’a fait ; quelle force ont du avoir ces yeux pour le faire lever. Nous savons que Matthieu était un publicain, c’est-à-dire qu’il percevait les impôts des Juifs pour les donner aux Romains. Les publicains étaient mal vus, voire considérés comme des pécheurs, et pour cette raison, ils vivaient marginalisés, méprisés par les autres. On ne pouvait pas manger avec eux, ni parler, ni prier. Pour le peuple ils étaient des traitres : ils tiraient profit des gens pour donner à d’autres. Les publicains appartenaient à cette catégorie sociale.
Sans hâte
Et Jésus s’est arrêté, il n’est pas passé au large à la hâte, il l’a regardé sans hâte, il l’a regardé tranquillement. Il l’a regardé avec des yeux de miséricorde ; il l’a regardé comme personne ne l’avait fait auparavant. Et ce regard a ouvert son cœur, l’a rendu libre, l’a guéri, lui a donné l’espérance, une vie nouvelle comme à Zachée, à Bartimée, à Marie Madeleine, à Pierre, ainsi qu’à chacun d’entre nous. Bien que nous n’osions pas lever les yeux vers le Seigneur, lui nous regarde toujours en premier. C’est notre histoire personnelle ; de même que beaucoup d’autres, chacun de nous peut dire : moi aussi je suis un pécheur sur qui Jésus a posé son regard. Je vous invite à vous ménager, aujourd’hui, dans vos maisons ou à l’église, un moment de silence, lorsque vous serez tranquilles, seuls, pour vous rappeler, avec gratitude et joie, les circonstances, le moment où le regard miséricordieux de Dieu s’est posé sur notre vie.
Son amour nous précède, son regard devance nos besoins. Il sait voir au-delà des apparences, au-delà du péché, au-delà de l’échec ou de l’indignité. Il sait voir au-delà de la catégorie sociale à laquelle nous appartenons. Il voit au-delà de tout cela. Il voit au-delà de cette dignité de fils, que nous avons tous, parfois salie par le péché, mais toujours présente au fond de notre âme. C’est notre dignité de fils. Il est venu précisément chercher tous ceux qui se sentent indignes de Dieu, indignes des autres. Laissons-nous regarder par Jésus, laissons son regard parcourir nos rues, laissons son regard nous rendre la joie, l’espérance, la gaîté de vie.
Après l’avoir regardé avec miséricorde, le Seigneur dit à Matthieu : « Suis-moi ». Et il se leva et le suivit. Après le regard, la parole. Après l’amour, la mission. Matthieu n’est plus le même ; il a changé intérieurement. La rencontre avec Jésus, avec son amour miséricordieux l’a transformé. Et il a laissé derrière le comptoir des impôts, l’argent et son exclusion. Avant, il attendait assis pour percevoir les impôts, pour les prendre chez les autres ; maintenant avec Jésus il doit se lever pour donner, pour offrir, pour s’offrir aux autres. Jésus l’a regardé et Matthieu a trouvé la joie dans le service. Pour Matthieu et pour tous ceux qui ont senti le regard de Jésus, les concitoyens ne sont pas ceux aux dépens desquels on « vit », dont on use, dont on abuse. Le regard de Jésus génère une activité missionnaire, de service, de don. Ses concitoyens sont ceux qu’il sert. Son amour soigne nos myopies et nous stimule à regarder au-delà, à ne pas nous arrêter aux apparences ou au politiquement correct.
Suivre Jésus
Jésus va de l’avant, il nous précède, il ouvre le chemin et nous invite à le suivre. Il nous invite à surmonter progressivement nos préjugés, nos résistances au changement des autres, voire de nous-mêmes. Il nous défie jour après jour par une question : crois-tu ? Crois-tu qu’il est possible qu’un percepteur d’impôts devienne serviteur ? Crois-tu qu’il est possible qu’un traitre devienne un ami ? Crois-tu qu’il est possible que le fils d’un charpentier soit le Fils de Dieu ? Son regard transforme nos regards, son cœur transforme notre cœur. Dieu est le Père qui cherche le salut de tous ses enfants.
Laissons-nous regarder par le Seigneur dans la prière, dans l’Eucharistie, dans la confession, dans nos frères surtout ceux qui se sentent abandonnés, les plus esseulés. Et apprenons à regarder comme lui nous regarde. Partageons sa tendresse et sa miséricorde avec les malades, les prisonniers, les personnes âgées ou les familles en difficulté. Sans cesse nous sommes appelés à apprendre de Jésus ; il regarde toujours le plus authentique qui subsiste dans chaque personne, qui est précisément l’image de son Père.
Je sais au prix de quels efforts et au prix de quels sacrifices l’Église à Cuba travaille pour porter à tous, jusqu’aux endroits les plus éloignés, la parole et la présence du Christ. Elles méritent une mention spéciale, les dénommées « maisons de mission » qui, face au manque de lieux de culte et de prêtres, permettent à de nombreuses personnes d’avoir un espace de prière, d’écoute de la Parole, de catéchèse, de vie de communauté. Ce sont des petits signes de la présence de Dieu dans nos quartiers et une aide quotidienne pour rendre vivantes les paroles de l’Apôtre Paul : « Je vous exhorte à vous conduire d’une manière digne de votre vocation : ayez beaucoup d’humilité, de douceur et de patience, supportez-vous les uns les autres avec amour ; ayez soin de garder l’unité dans l’Esprit par le lien de la paix » (Ep 4, 1-3).
Je souhaite maintenant diriger mon regard vers la Vierge Marie, la Vierge de la Charité del Cobre, que Cuba a accueillie dans ses bras et à qui il a ouvert ses portes pour toujours, et je lui demande de maintenir sur tous et sur chacun des enfants de cette noble nation son regard maternel. Que son « regard miséricordieux » soit toujours attentif à chacun de vous, à vos maisons, à vos familles, aux personnes qui peuvent sentir qu’il n’y a pas de place pour elles ! Qu’elle nous garde tous comme elle a gardé Jésus, dans son amour. Et qu’elle nous enseigne à regarder les autres comme Jésus a regardé chacun de nous !