Une lecture méthodologique de l’encyclique Fratelli Tutti

Publié le 22 Oct 2020
Une lecture méthodologique de l’encyclique Fratelli Tutti L'Homme Nouveau

De nombreuses lectures de l’encyclique ont déjà été proposées. Les deux manières principales d’aborder ce texte foisonnant ont été soit sa valorisation systématique, soit sa dévalorisation systématique. Notre ligne de lecture sera davantage méthodologique. Notre hypothèse est que le positionnement du Pape dans ce texte permet de comprendre la teneur de son contenu.

Dès le début du texte, le Pape affirme qu’il n’entend pas « résumer la doctrine sur l’amour fraternel » mais qu’il donne ce texte comme « une modeste contribution à la réflexion pour que, face aux manières diverses et actuelles d’éliminer ou d’ignorer les autres, nous soyons capables de réagir par un nouveau rêve de fraternité et d’amitié sociale qui ne se cantonne pas aux mots » (n. 6). La dimension pratique est donc clairement affirmée. Il s’agit de rêver, c’est-à-dire de réfléchir pour agir (afin d’incarner ce rêve). Et il ajoute : « Bien que je l’aie écrite à partir de mes convictions chrétiennes qui me soutiennent et me nourrissent, j’ai essayé de le faire de telle sorte que la réflexion s’ouvre au dialogue avec toutes les personnes de bonne volonté. » Cette phrase est riche de présupposés. Le « bien que » manifeste une tension entre « à partir de mes convictions chrétiennes » et « réflexion s’ouvre au dialogue avec toutes personnes de bonne volonté ». Notons qu’ici, il s’agit non plus d’agir mais de dialoguer, le dialogue en question devant préparer l’action. On peut donc penser que l’action sera dans la continuité du dialogue, de même nature que lui. Or, quelles sont les conditions du dialogue ? Le « bien que » manifeste que le contenu apporté dans le dialogue doit être accessible à tous les participants quelle que soit leur conviction. Il suffit qu’ils soient de « bonne volonté ». Approche traditionnelle de la doctrine sociale ou inflexion procédurale propre à la postmodernité libérale ? 

Le pape François s’appuie sur la foi chrétienne pour dire ce qu’il dit mais il accepte de se placer dans le cadre sécularisé de la globalisation actuelle. Ce positionnement a un impact majeur sur la teneur de son discours puisque la référence à la source réelle de la fraternité humaine, le Verbe incarné, est passée sous silence. En effet, pourquoi tous les hommes sont-ils frères ? Ce n’est pas seulement parce qu’ils ont le même Père mais bien parce que Dieu a été révélé comme Père par le Fils en lequel tous sont appelés à devenir fils adoptifs, donc frères de Jésus. Seul un regard de foi permet d’affirmer que tous les hommes sont frères en Jésus. « Ceux que d’avance, il a discernés, il les a aussi prédestinés à reproduire l’image de son Fils pour qu’il soit l’aîné d’une multitude de frères. » (Rm 8, 29). On pourrait objecter que les musulmans et les francs-maçons font aussi usage de ce vocable et que ce qui importe n’est pas tant la source de la fraternité que le fait qu’elle existe comme fait et comme exigence. Ainsi Jules Ferry affirmait que peu importaient les justifications doctrinales apportées aux devoirs moraux tant qu’ils étaient enseignés à tous les enfants des écoles laïques. On connaît la suite.

 Cette approche procédurale et pragmatique est essentielle à repérer car elle est la matrice de la pensée libérale. Tout participant à la discussion politique et sociale doit adopter un discours à deux niveaux. Il apporte, bien sûr, sa propre contribution à partir de sa tradition religieuse et intellectuelle mais il doit aussi valider une sorte de métadiscours, surplombant tous les discours (le sien inclus) et ayant pour fonction de leur permettre de coexister. Ainsi, structurellement, l’universel n’est pas du côté de tel ou tel discours, toujours identifié comme particulier (convictions), mais du métadiscours. Le meilleur moyen de donner du poids à son discours est donc de tendre à l’identifier avec ce métadiscours, ce qui exige à taire progressivement ses références particulières. Ainsi, l’universel atteint est formel et vide de toute substance déterminée ; telles sont les grandes valeurs de la modernité : liberté, égalité, tolérance et solidarité (ici fraternité). Quel défi ce mode de procéder (celui du pluralisme de droit), théorisé par les philosophes Habermas et Rawls, impose-t-il au catholique voulant prendre part au dialogue ?

La ligne de crête, incarnée par le cardinal Ratzinger en 2004 dans son débat1 avec Habermas, consiste à participer au débat en refusant ses présupposés procéduraux et en fondant ses conditions de possibilité sur une anthropologie christocentrique assumant la droite raison. En effet, la foi catholique ne peut se percevoir elle-même comme une croyance religieuse parmi d’autres apportant sa pierre à l’édifice, l’Église se contentant du strapontin que les assemblées mondaines lui laissent. L’Église n’est pas une ONG devant suivre l’agenda des agences de l’Onu. L’universalité catholique (pléonasme) est fondée sur la foi dans le Verbe incarné récapitulant « tout l’homme et tous les hommes ». Le catholique ne peut, sans risquer d’altérer sa foi au Christ unique médiateur et sauveur, adopter un point de vue formel surplombant, prétendument plus englobant que celui que Dieu lui-même lui révèle. Sinon le catholique est conduit logiquement à tenir un discours d’inspiration pélagienne, c’est-à-dire tendant à gommer la réalité de la condition humaine blessée par le péché originel et laissant espérer que par le dialogue avec tous, les solutions pratiques que l’on a rêvées ensemble seront enfin réalisées. « “L’espérance est audace, elle sait regarder au-delà du confort personnel, des petites sécurités et des compensations qui rétrécissent l’horizon, pour s’ouvrir à de grands idéaux qui rendent la vie plus belle et plus digne”. Marchons dans l’espérance ! » (n. 55). N’est-il pas étonnant de parler de l’espérance en lui donnant comme objet de grands idéaux ?

De deux choses l’une. Soit le Pape parle aux « hommes de bonne volonté » en espérant leur montrer que la foi chrétienne est une ressource pour atteindre l’idéal humain de la fraternité ; mais alors ce texte se ralliant à un idéal humain, le risque est de confirmer à ses interlocuteurs que l’Église n’est qu’une ONG coopérant à un programme humanitariste. Soit il parle aux baptisés en leur enjoignant de s’engager pour vivre la fraternité ; mais alors son silence sur les motifs proprement théologaux de cet engagement risque de justifier la sécularisation de l’engagement social chrétien. Le devenir d’associations comme « Emmaüs », fondée par un prêtre et totalement sécularisée une génération plus tard, en est un exemple douloureux. Cette encyclique est le signe que le discours ecclésial dominant des années 1970 en Europe de l’Ouest est devenu, via l’Amérique latine et la Compagnie de Jésus, celui de l’Église universelle.  

1. Raison et religion, la dialectique de la sécularisation, Salvator, 84 p., 12?€.

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