La revue Sedes Sapientiæ a publié dans son dernier numéro (n° 137) une étude signée Vincentus, théologien moraliste, Vincentius. Avec l’autorisation de la revue, nous publions ci-dessous de larges extraits de cette étude qui porte sur « l’imputabilité du péché mortel dans l’exhortation apostolique Amoris lætitia ».
Évaluation théologique
Bien qu’elle soit dépourvue de valeur normative au plan doctrinal, l’exhortation apostolique ne peut manquer d’attirer l’attention du théologien. En effet, l’affirmation centrale du chapitre 8 d’AL sur l’imputabilité du péché mortel apparaît comme inédite dans un document magistériel. D’où la question de sa compatibilité avec l’enseignement formel de l’Église sur le sujet.
1. Un enseignement nouveau
Le Catéchisme de l’Église catholique (CEC) distingue deux catégories de péchés en fonction de leur gravité: le péché mortel, infraction grave à la loi divine, qui détruit la grâce sanctifiante et la charité (CEC, n° 1855 : « Le péché mortel détruit la charité dans le cœur de l’homme par une infraction grave à la loi de Dieu ; il détourne l’homme de Dieu, qui est sa fin ultime et sa béatitude en Lui préférant un bien inférieur. »), et le péché véniel, qui laisse subsister la grâce sanctifiante, mais s’oppose à la tendance actuelle de l’homme vers Dieu (CEC, n° 1855). D’après le CEC, «pour qu’un péché soit mortel, trois conditions sont ensemble requises : “Est péché mortel tout péché qui a pour objet une matière grave, et qui est commis en pleine conscience et de propos délibéré.” » La matière grave, condition objective du péché, est déterminée par les dix commandements (CEC, n° 1858). Les autres conditions, relatives au sujet qui agit, déterminent le caractère volontaire et donc imputable de l’acte :
Le péché mortel requiert pleine connaissance et entier consentement. Il présuppose la connaissance du caractère peccamineux de l’acte, de son opposition à la loi de Dieu. Il implique aussi un consentement suffisamment délibéré pour être un choix personnel. L’ignorance affectée et l’endurcissement du cœur (cf. Mc 3, 5-6 ; Lc 16, 19-31) ne diminuent pas, mais augmentent le caractère volontaire du péché (CEC, n° 1859).
Selon le CEC, pèche mortellement celui qui a conscience que tel acte porte sur une matière grave et qui en fait néanmoins l’objet d’un choix délibéré (l’ignorance volontaire ou l’endurcissement du cœur, c’est-à-dire le ferme propos de persister dans le péché connu comme tel, ou du moins l’approbation formelle d’un comportement moralement mauvais, aggrave subjectivement la gravité de la faute. Cf. Rm 1, 32.). Certes, en altérant le caractère volontaire de l’acte, certains conditionnements peuvent en diminuer la gravité subjective, et même la supprimer:
L’ignorance involontaire peut diminuer sinon excuser l’imputabilité d’une faute grave. Mais nul n’est censé ignorer les principes de la loi morale qui sont inscrits dans la conscience de tout homme. Les impulsions de la sensibilité, les passions peuvent également réduire le caractère volontaire et libre de la faute, de même que des pressions extérieures ou des troubles pathologiques. Le péché par malice, par choix délibéré du mal, est le plus grave (CEC, n° 1860).
L’imputabilité de la faute dépend donc de son caractère volontaire. Ainsi, tout ce qui trouble le fonctionnement de l’intelligence et de la volonté, par conséquent la maîtrise de l’homme sur ses actes, tend à diminuer la gravité de la faute. Une ignorance involontaire, une passion violente susceptible de troubler le jugement de conscience ou d’entraîner les facultés motrices avant la délibération, des pathologies qui suscitent des comportements compulsifs, des «pressions extérieures» qui limitent ou suppriment l’autonomie du sujet peuvent donc faire qu’un acte portant sur une matière grave soit, pour le sujet qui le commet, un simple péché véniel ou même un acte indifférent.
Or, à ces conditionnements, AL ajoute d’autres facteurs, censés diminuer l’imputabilité de l’acte objectivement désordonné sans diminuer son caractère volontaire, puisque l’acte gravement désordonné reste délibérément choisi:
Un sujet, même connaissant bien la norme, peut avoir une grande difficulté à saisir les « valeurs comprises dans la norme » ou peut se trouver dans des conditions concrètes qui ne lui permettent pas d’agir différemment et de prendre d’autres décisions sans une nouvelle faute (301).
Il s’agit donc de faire le choix de vivre ou de continuer à vivre dans une situation objective de péché sans que ce choix soit imputable ou pleinement imputable, en raison de circonstances qui rendent moralement impossible une autre décision. Rompre avec le péché en prenant les moyens appropriés serait trop onéreux pour le sujet et son entourage, étant donnée leur situation concrète. Cette assertion centrale du document […] prétend s’appuyer sur deux passages du CEC:
En ce qui concerne ces conditionnements, le Catéchisme de l’Église catholique s’exprime clairement : « L’imputabilité et la responsabilité d’une action peuvent être diminuées, voire supprimées par l’ignorance, l’inadvertance, la violence, la crainte, les habitudes, les affections immodérées et d’autres facteurs psychiques ou sociaux. » Dans un autre paragraphe, il se réfère de nouveau aux circonstances qui atténuent la responsabilité morale, et mentionne, dans une gamme variée, « l’immaturité affective, (…) la force des habitudes contractées, (…) l’état d’angoisse ou [d’]autres facteurs psychiques ou sociaux » (302).
On retrouve certes dans les deux numéros du CEC cités ici les facteurs qui diminuent l’imputabilité de la faute, mais il s’agit de ceux qui tendent à altérer son caractère délibéré.
Le premier passage (CEC, n° 1735) concerne les conditions pouvant diminuer la responsabilité de l’homme par rapport à ses actes. Or le numéro précédent précisait que «la liberté rend l’homme responsable de ses actes dans la mesure où ils sont volontaires » (CEC, n° 1734). C’est donc en tant qu’ils diminuent le caractère volontaire de l’acte que les facteurs en question diminuent son imputabilité. Par ailleurs, le numéro suivant affirme que «tout acte directement voulu est imputable à son auteur » (CEC n° 1736).. En effet, si le choix de la volonté se porte directement sur un acte, celui-ci résulte d’une décision vraiment personnelle. Le second numéro du CEC cité par l’exhortation concerne la masturbation, dont l’imputabilité peut être diminuée par des facteurs extérieurs à l’intelligence et à la volonté, mais en tant justement qu’ils perturbent leur exercice normal (CEC, n° 2352). Bien que gravement désordonné par son objet, cet acte peut être un comportement au moins partiellement compulsif, de sorte que le péché ne sera pas toujours pleinement délibéré et donc pleinement imputable.
Or, sur la base de ces deux passages, AL affirme l’existence de situations dans lesquelles le sujet peut poser délibérément un acte contraire à la loi divine en matière grave sans pécher mortellement, parce que «les normes générales ne peuvent pas embrasser dans l’absolu toutes les situations particulières» (304). Il y aurait donc des situations où la non-observation volontaire d’une norme proscrivant un acte intrinsèquement mauvais en matière grave ne s’appliquerait pas ou, du moins, n’obligerait pas sous peine de péché mortel (sub gravi). On pourrait donc parfois manquer gravement à la loi de Dieu, en toute conscience, sans pécher mortellement.
À cause des conditionnements ou des facteurs atténuants, il est possible que, dans une situation objective de péché – qui n’est pas subjectivement imputable ou qui ne l’est pas pleinement –, l’on puisse vivre dans la grâce de Dieu, qu’on puisse aimer, et qu’on puisse également grandir dans la vie de la grâce et dans la charité, en recevant à cet effet l’aide de l’Église (305).
La loi divine, dans ces situations particulières, ne ferait qu’indiquer un «idéal objectif» (303) qui ne s’imposerait pas sub gravi, puisque la personne ne pourrait pas agir autrement. Rappelons que, dans les cas envisagés, la non-imputabilité du péché objectivement mortel n’est pas consécutive à une diminution du volontaire, puisque c’est de façon délibérée que le fidèle, aidé de son pasteur, décide de persister dans son comportement désordonné, cherchant par ailleurs à répondre à l’appel de Dieu dans la complexité de sa situation concrète. Or une telle assertion peut-elle être considérée comme un développement homogène de la doctrine catholique?
2. Critique théologique de l’imputabilité du péché selon Amoris lætitia
En réalité, la théorie proposée paraît s’opposer à l’enseignement de l’Église selon lequel les préceptes de la loi divine proscrivant des actes désordonnés par leur objet obligent, non seulement en toutes circonstances, mais aussi sous peine de péché mortel chaque fois que la matière est grave. Développons chacun de ces deux points.
a) Les préceptes négatifs obligent en toutes circonstances
Tout d’abord, d’après l’enseignement constant de l’Église, il n’y a pas d’équivalence entre les préceptes positifs de la loi divine, qui prescrivent un acte bon, et les préceptes négatifs, qui proscrivent un comportement intrinsèquement mauvais. En effet, tandis que les premiers n’obligent pas en toutes circonstances, les seconds valent toujours et partout.
Le CEC explique ainsi que certains comportements ne peuvent en aucune circonstance faire l’objet d’un choix de la volonté de façon légitime:« L’objet du choix peut à lui seul vicier l’ensemble d’un agir. Il y a des comportements concrets – comme la fornication – qu’il est toujours erroné de choisir, parce que leur choix comporte un désordre de la volonté, c’est-à-dire un mal moral. » (CEC, n° 1755). Aucune circonstance ne peut donc légitimer le choix de la fornication, et a fortiori de l’adultère :
Il est […] erroné de juger de la moralité des actes humains en ne considérant que l’intention qui les inspire, ou les circonstances […] qui en sont le cadre. Il y a des actes qui, par eux-mêmes et en eux-mêmes, indépendamment des circonstances et des intentions, sont toujours gravement illicites en raison de leur objet ; ainsi le blasphème et le parjure, l’homicide et l’adultère. Il n’est pas permis de faire le mal pour qu’il en résulte un bien (CEC, n° 1756).
De même, dans l’encyclique Veritatis splendor, Jean-Paul II explique que le choix d’un acte intrinsèquement désordonné est toujours erroné, et ne peut par conséquent jamais être considéré par la conscience éclairée comme permis. Ce principe, fondé sur l’Écriture, n’admet aucune exception:
En montrant l’existence d’actes intrinsèquement mauvais, l’Église reprend la doctrine de l’Écriture Sainte. L’apôtre Paul l’affirme catégoriquement : « Ne vous y trompez pas ! Ni impudiques, ni idolâtres, ni adultères, ni dépravés, ni gens de mœurs infâmes, ni voleurs, ni cupides, pas plus qu’ivrognes, insulteurs ou rapaces, n’hériteront du Royaume de Dieu. » (1 Co 6, 9-10)
Si les actes sont intrinsèquement mauvais, une intention bonne ou des circonstances particulières peuvent en atténuer la malice, mais ne peuvent pas la supprimer. Ce sont des actes « irrémédiablement » mauvais ; par eux-mêmes et en eux-mêmes, ils ne peuvent être ordonnés à Dieu et au bien de la personne : « Quant aux actes qui sont par eux-mêmes des péchés – écrit saint Augustin –, comme le vol, la fornication, les blasphèmes, ou d’autres actes semblables, qui oserait affirmer que, accomplis pour de bonnes raisons, ils ne seraient pas des péchés ou, conclusion encore plus absurde, qu’ils seraient des péchés justifiés ? »
De ce fait, les circonstances ou les intentions ne pourront jamais transformer un acte intrinsèquement malhonnête de par son objet en un acte « subjectivement » honnête ou défendable comme choix (Jean-Paul II, Veritatis splendor [VS], 6 août 1993, n° 81).
Un acte intrinsèquement mauvais choisi délibérément n’est donc jamais défendable (cf. également Paul VI, Humanæ vitæ, 25 juillet 1968, n° 14). À la lumière de ces textes magistériels, certains passages d’AL font contraste:
Il est mesquin de se limiter seulement à considérer si l’agir d’une personne répond ou non à une loi ou à une norme générale, car cela ne suffit pas pour discerner et assurer une pleine fidélité à Dieu dans l’existence concrète d’un être humain. Je demande avec insistance que nous nous souvenions toujours d’un enseignement de saint Thomas d’Aquin, et que nous apprenions à l’intégrer dans le discernement pastoral : « Bien que, dans les principes généraux, il y ait quelque nécessité, plus on aborde les choses particulières, plus on rencontre de défaillances […]. Dans le domaine de l’action, au contraire, la vérité ou la rectitude pratique n’est pas la même pour tous dans les applications particulières, mais uniquement dans les principes généraux ; et, chez ceux pour lesquels la rectitude est identique dans leurs actions propres, elle n’est pas également connue de tous […]. Plus on entre dans les détails, plus les exceptions se multiplient. » Certes, les normes générales présentent un bien qu’on ne doit jamais ignorer ni négliger, mais, dans leur formulation, elles ne peuvent pas embrasser dans l’absolu toutes les situations particulières (304).
Un tel texte laisse dubitatif. Certes, la conformité d’un comportement extérieur à un commandement particulier de la loi divine –comme celui qui proscrit l’adultère –ne suffit pas pour mesurer la rectitude d’une personne vis-à-vis de Dieu. Cependant, la non-conformité délibérée à la loi morale suffit pour émettre un jugement sur le choix posé. En effet, comme l’explique Jean-Paul II: «[…] le commandement de l’amour de Dieu et du prochain ne comporte dans sa dynamique positive aucune limite supérieure, mais il a une limite inférieure en dessous de laquelle il est violé.» (Jean-Paul II, VS, n° 52) La conclusion que tire le document du principe vrai qu’il invoque dépasse donc la prémisse sur laquelle il repose. Quant au propos de saint Thomas invoqué par le texte, il s’applique aux préceptes positifs, qui prescrivent une action bonne, mais nullement aux préceptes qui proscrivent les actes intrinsèquement mauvais, comme l’adultère, la fornication, le blasphème, le mensonge (Pour saint Thomas, en effet, certains actes, tels la fornication ou l’adultère, sont toujours mauvais, et ne peuvent jamais être légitimement choisis. Cf. p. ex. Quodlibet 9, q. 7, a. 2, c. ; Quodlibet 8, q. 6, a. 4, c.). S’il arrive que le précepte de l’assistance à personne en danger n’oblige pas, par exemple lorsque la personne qui viendrait au secours de son prochain mettrait en péril la vie d’autres personnes, aucune circonstance ne peut dispenser du précepte qui proscrit l’adultère:
Les préceptes négatifs de la loi naturelle sont universellement valables : ils obligent tous et chacun, toujours et en toute circonstance. En effet, ils interdisent une action déterminée semper et pro semper, sans exception, parce que le choix d’un tel comportement n’est en aucun cas compatible avec la bonté de la volonté de la personne qui agit, avec sa vocation à la vie avec Dieu et à la communion avec le prochain. Il est défendu à tous et toujours de transgresser des préceptes qui interdisent, à tous et à tout prix, d’offenser en quiconque et, avant tout, en soi-même la dignité personnelle commune à tous (VS, n° 52).
Affirmer le contraire, c’est s’opposer à la doctrine catholique la plus fermement établie:
L’Église a toujours enseigné que l’on ne doit jamais choisir des comportements prohibés par les commandements moraux, exprimés sous forme négative par l’Ancien et le Nouveau Testament. […] Jésus lui-même redit qu’on ne peut déroger à ces interdictions : « Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements […]. Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d’adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage. » (Mt 19, 17-18) [Ibid.]
Par conséquent, l’adultère et les autres actes intrinsèquement mauvais, chaque fois qu’ils sont choisis délibérément alors que leur opposition à la norme morale est perçue, constituent des péchés imputables. Quant à l’objection selon laquelle une loi universelle ne peut régler tous les cas particuliers, Pie XII y avait déjà répondu en 1952, dans un discours dénonçant les morales de situation:
On demandera comment la loi morale, qui est universelle, peut suffire, et même être contraignante dans un cas singulier, lequel en sa situation concrète est toujours unique et d’« une fois ». Elle le peut et elle le fait, parce que, justement à cause de son universalité, la loi morale comprend nécessairement et « intentionnellement » tous les cas particuliers, dans lesquels ses concepts se vérifient. Et, dans des cas très nombreux, elle le fait avec une logique si concluante que même la conscience du simple fidèle voit immédiatement et avec pleine certitude la décision à prendre (Pie XII, Discours au Congrès de la Fédération Mondiale des Jeunesses Féminines Catholiques, 18 avril 1952).
Ainsi, chaque fois qu’une personne commet volontairement un adultère, elle transgresse la loi morale qui proscrit l’adultère, parce que tous les adultères concrets vérifient et réalisent la notion abstraite d’adultère que la loi divine proscrit absolument. Certes, la prudence doit toujours s’exercer dans la vie morale, parce que la loi universelle ne suffit jamais à régler parfaitement un comportement concret. Cependant, il n’est jamais conforme à la prudence de ne pas appliquer un principe moral universel proscrivant un acte intrinsèquement mauvais. Telle est la doctrine catholique, constante et irréformable. On ne peut donc pas dire que certaines circonstances, sans supprimer le caractère délibéré du péché, suppriment son imputabilité, et par conséquent suffisent à l’excuser.
b) Les préceptes négatifs proscrivant des actes gravement désordonnés par leur objet obligent toujours sous peine de péché mortel
Si les préceptes proscrivant des comportements gravement désordonnés par leur objet obligent toujours, est-ce néanmoins toujours sous peine de péché mortel?
D’après le CEC, les conditions du péché mortel sont une matière grave, une pleine connaissance de la gravité de l’acte envisagé et le consentement entier de la volonté à poser l’acte en question. Or, s’il existe des actes gravement désordonnés par leur seul objet, comme c’est le cas de l’adultère, la matière grave est d’emblée constituée par l’objet lui-même, indépendamment des circonstances. À supposer, en effet, que des circonstances puissent rendre véniel un péché délibéré portant sur cet objet, l’objet en question ne serait plus toujours gravement illicite, mais seulement en général (in genere suo), comme c’est par exemple le cas de la diffamation, mauvaise par son objet, mais admettant parfois une légèreté de matière. Or, justement, selon la doctrine de l’Église, l’adultère, la fornication, l’homicide, le blasphème ou l’apostasie sont toujours gravement illicites par leur objet, de sorte qu’un choix délibéré portant sur de tels objets, quelles que soient les circonstances, sera toujours gravement erroné, c’est-à-dire subjectivement mortel:« Il est défendu à tous et toujours de transgresser des préceptes qui interdisent, à tous et à tout prix, d’offenser en quiconque et, avant tout, en soi-même la dignité personnelle commune à tous .» (VS, n° 52. Le soulignement est de nous. ) Les préceptes proscrivant les actes intrinsèquement et gravement déshonnêtes obligent donc toujours sub gravi. C’est également ce qu’affirme, selon sa signification obvie, ce passage de l’exhortation apostolique Reconciliatio et pænitentia: «[…] il y a des actes qui, par eux-mêmes et en eux-mêmes, indépendamment des circonstances, sont toujours gravement illicites, en raison de leur objet. Ces actes, s’ils sont accomplis avec une conscience claire et une liberté suffisante, sont toujours des fautes graves.» (Jean-Paul II, Reconciliatio et pænitentia, 2 décembre 1984, n° 17. Le soulignement est de nous) De tels passages impliquent que des circonstances ne peuvent rendre vénielle une faute gravement mortelle par son objet si cette faute est commise avec une conscience claire et un consentement entier. Dans ce cas, en effet, la volonté se résout librement à poser un acte qu’elle pourrait très bien éviter: «[…] il est toujours possible que l’homme, sous la contrainte ou en d’autres circonstances, soit empêché d’accomplir certaines bonnes actions; mais il ne peut jamais être empêché de ne pas faire certaines actions, surtout s’il est prêt à mourir plutôt que de faire le mal.» (VS, n° 52) Dès lors, l’adultère commis délibérément, alors qu’est perçue par la raisonna grave opposition à la loi morale, ne sera jamais un péché véniel.
Comment donc expliquer une telle méprise? En réalité, il semble que la thèse proposée par l’exhortation repose sur la confusion entre le «volontaire parfait»mêlé d’involontaire avec le «volontaire parfait»non mêlé. Prenons un exemple qui éclairera ce point. Roberto et Enzo sont deux mafieux liés par une vieille amitié. Un jour, Roberto reçoit de son Parrain l’ordre d’éliminer Enzo. Roberto sait que, s’il n’obtempère pas, sa famille sera mise en danger. Pour protéger les siens, il se rend donc chez son ami et l’abat, la mort dans l’âme. Il y a là un volontaire parfait, c’est-à-dire suffisant pour poser un acte pleinement délibéré, bien qu’il soit évidemment mêlé d’involontaire: Roberto aimerait pouvoir faire autrement mais, tout bien considéré, il se résout à tuer Enzo. En revanche, s’il reçoit l’ordre de tuer Luigi, qu’il hait, il l’abattra sans aucun regret. Ce second péché sera bien sûr plus grave que le premier. Mais qui osera prétendre que le meurtre d’Enzo n’est qu’un péché véniel parce qu’il n’est pas commis de bon cœur? Mutatis mutandis, les personnes en situation objectivement contraire au précepte négatif de la loi naturelle proscrivant l’adultère, mais qui, le sachant, estiment ne pouvoir agir autrement, sont dans un cas analogue à celui du mafieux qui abat son meilleur ami pour protéger les siens. Dans les deux cas, il y a bien volontaire parfait, c’est-à-dire suffisant pour se résoudre à un tel choix, même si ce volontaire parfait est mêlé d’involontaire sous un certain rapport. Cette comparaison confirme bien notre conclusion: des circonstances ne peuvent rendre véniel un péché objectivement mortel par son objet que si elles sont de nature à altérer sa qualité d’acte humain, au point qu’il n’y aura plus chez son auteur une volonté engageant pleinement sa responsabilité personnelle.
Un dernier argument, non moins important, s’oppose à l’hypothèse proposée par AL. Si des circonstances pouvaient faire qu’un péché délibéré portant sur une matière grave ne soit pas péché mortel faute d’imputabilité suffisante, il est clair que cela vaudrait pour tous les domaines de la vie morale, puisqu’une telle difficulté à agir différemment peut se rencontrer vis-à-vis de n’importe quel acte gravement désordonné à éviter. Dès lors, plus aucun précepte négatif n’obligerait sub gravien toutes circonstances, et l’on pourrait tous les transgresser délibérément en certains cas sans perdre l’état de grâce: on pourrait délibérément tuer, se suicider, blasphémer ou renier la foi en certaines circonstances difficiles, tout en conservant l’amitié divine. Or une telle conséquence s’oppose de toute évidence à l’enseignement de l’évangile: «Celui qui m’aura renié devant les hommes, à mon tour, je le renierai devant mon Père qui est dans les cieux» (Mt 10, 33; cf. 10, 22 et 28). Jésus enseigne ici qu’il faut préférer la mort à l’apostasie, parce que la vie de l’âme l’emporte sur celle du corps. Et ce qui vaut de l’apostasie vaut de tout acte gravement désordonné. La rupture avec le péché peut certes impliquer de grands renoncements, mais elle ne s’en impose pas moins sous peine d’être rejeté du Royaume: «Si ta main ou ton pied sont pour toi une occasion de péché, coupe-les et jette-les loin de toi: mieux vaut pour toi entrer dans la Vie manchot ou estropié que d’être jeté avec tes deux mains ou tes deux pieds dans le feu éternel.» (Mt 18, 8) Comme l’explique Pie XII:
[…] il peut y avoir des situations, dans lesquelles l’homme, et spécialement le chrétien, ne saurait ignorer qu’il doit sacrifier tout, même sa vie, pour sauver son âme. Tous les martyrs nous le rappellent. Et ceux-ci sont fort nombreux en notre temps même. Mais la mère des Macchabées et ses fils, les saintes Perpétue et Félicité malgré leurs nouveau-nés, Maria Goretti et des milliers d’autres, hommes et femmes, que l’Église vénère, auraient-ils donc, contre la « situation », inutilement ou même à tort, encouru la mort sanglante ? Non certes, et ils sont, dans leur sang, les témoins les plus exprès de la vérité, contre la « nouvelle morale (Pie XII, Discours au Congrès de la Fédération Mondiale des Jeunesses Féminines Catholiques, 18 avril 1952, Acta Apostolicæ Sedis, 1952, p. 418.).
L’hypothèse avancée par AL sur l’imputabilité du péché ne tient donc pas au regard de l’enseignement constant de l’Église, qui découle de la révélation divine. Si donc il arrive que des personnes commettant délibérément des actes de fornication ou d’adultère ne pèchent pas mortellement, tout en connaissant bien la loi divine, c’est parce que leur conscience est involontairement faussée concernant ce qu’implique la loi morale dans leur cas particulier. En réalité, ces personnes appréhendent comme matière légère ce qui constitue bel et bien une matière objectivement grave. Elles ne pèchent pas formellement, certes, mais c’est par ignorance. Autre chose, en effet, est la connaissance notionnelle de la loi, autre chose est la perception de ce à quoi celle-ci oblige sous peine de péché mortel dans un cas concret. À travers un jugement de conscience erroné, ces personnes estiment que leur acte n’est pas gravement peccamineux dans leur cas particulier.
VINCENTIUS
Il faut également signaler que le père Louis-Marie de Blignières, fondateur de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier, a réalisé de son côté une étude critique sur le chapitre 8 de l’Exhortation apostolique Amoris Laetitia. Elle a été communiquée, avant sa publication dans la revue Sedes Sapientiæ à plusieurs évêques et cardinaux qui ont manifesté leur gratitude et leur accord. Le cardinal Carlo Caffarra, célèbre moraliste, premier Président de l’Institut Jean-Paul II pour le mariage et la famille, et archevêque émérite de Bologne, a notamment écrit: « J’ai lu et relu avec grande attention le texte que vous m’avez envoyé. C’est un texte excellent, que j’approuve pleinement. C’est une des meilleures études que j’ai lu sur ce sujet. »
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