Le sensus fidei a souvent aidé les chrétiens face aux bouleversements qu’a pu connaître l’Église. Dans le cas des récentes discussions synodales au sujet du mariage, il peut aider à garder la ligne sûre de la doctrine.
On ne peut nier le trouble profond créé dans le peuple chrétien par les débats de la dernière assemblée du Synode des évêques. Les points en discussion – la possible communion des divorcés remariés et une certaine légitimation de couples homosexuels – ont une importance très grande. D’abord, la pratique libérale qui veut composer avec l’esprit du monde, ce que l’on a appelé la « ligne Kasper », remet de fait en question l’indissolubilité du mariage sacramentel (divorcés remariés) et la nature même du mariage (homosexuels). En outre, la déstabilisation est très grande pour la raison suivante : après Vatican II, certains éléments nouveaux (liberté religieuse, œcuménisme, fondements du dialogue interreligieux) avaient provoqué de grands troubles, mais ceux qui ne les acceptaient pas dénonçaient essentiellement leur ambiguïté. Et dans le même temps, l’enseignement moral, en suite de cette encyclique témoin qu’a été Humanæ vitæ, était resté intangible. La morale ne bougeait pas. On peut estimer que la colonne vertébrale de ce que l’on a appelé la « restauration », sous Jean-Paul II et Benoît XVI, était cet enseignement moral qui n’avait pas changé. Il faut dire – et ceci explique aussi bien la continuité de cet enseignement moral que le trouble que produit aujourd’hui sa mise en discussion – qu’en ce domaine, le dilemme est pratique et exige une réponse concrète : une femme peut-elle user de contraceptifs pour les actes du mariage, oui ou non ? Un prêtre peut-il donner la communion à des personnes vivant notoirement en couple illégitime, divorcés remariés ou homosexuels, oui ou non ?
Sensus fidei et sensus fidelium
La notion, en soi très classique, de sensus fidei/fidelium a été utilisée comme un moyen de démocratisation du magistère et d’adoption dans l’Église des idées du monde. La Commission théologique internationale (CTI) dans un document sur ce thème et le père Serge-Marie Bonino dans le commentaire qu’il en donne (1), remettent la notion dans le droit chemin : « Il est clair que l’on ne saurait identifier purement et simplement le sensus fidei à l’opinion publique ou majoritaire. Ce ne sont en aucune façon les mêmes choses. (…) Dans l’histoire du peuple de Dieu, ce fut souvent non pas la majorité, mais bien plutôt une minorité qui a vraiment vécu la foi et qui lui a rendu témoignage » (2). C’est donc à tort que l’on invoquerait le fait que les thèses libérales sont partagées par une majorité de catholiques pour les justifier. Inversement, on doit s’appuyer sur l’instinct de foi, fût-il minoritaire, pour confirmer la continuité doctrinale.
Une élucidation théologique est d’abord nécessaire. Même si les deux termes sont souvent employés indifféremment, il est commode de distinguer le sensus fidei individuel et le sensus fidelium collectif, que l’on peut traduire indifféremment par instinct de la foi. Le sensus fidei de chaque croyant est d’ailleurs la suite du sensus fidelium de toute l’Église, de la même manière que le bien de chaque individu résulte du bien commun.
a) Le sensus fidelium peut être pratiquement assimilé à ce que les théologiens appellent « l’infaillibilité passive », ou infaillibilité in credendo, dans ce qui doit être cru (3). L’Église dans son ensemble a une capacité native à recevoir les paroles de ceux qui l’enseignent au nom du Christ. Elle ne peut tomber dans l’erreur en croyant. Elle ne serait plus sans cela la voie de salut unique et nécessaire et cesserait d’être la véritable Église du Christ. Cette infaillibilité passive est l’effet de l’infaillibilité active, dont le but est de conserver la société des fidèles dans la doctrine immuable sur la foi et les mœurs. « Car vous êtes manifestement une lettre du Christ, écrite par notre ministère, écrite non avec de l’encre, mais par l’Esprit du Dieu vivant, non sur des tables de pierre, mais sur les tables de chair du cœur » (2 Co 3, 3). Et saint Vincent de Lérins dans le Commonitorium (2, 6) : « Nous suivrons la foi catholique (l’universalité), si nous professons que celle-là est l’unique vraie foi, que confesse toute l’Église dans tout l’univers. »
b) Chez chaque croyant, le sensus fidei est un instinct, un flair, qui accompagne la vertu de foi. Toutes les vertus donnent une espèce d’instinct connaturel (par exemple, un instinct de réserve et de pudeur, qui accompagne la chasteté). De même la foi produit une sorte d’instinct qui incline le croyant à poser des actes d’adhésion à la vérité révélée (4). On peut dire aussi que l’usage du sensus fidei relève de la croissance de la foi dans celui qui l’a reçue : il porte le fidèle à croire, par développement de ce qui lui a été expressément enseigné, au-delà même de ce qui a été expressément enseigné. Bien entendu, seul le magistère peut ultimement déterminer s’il s’agit alors de sensus fidei ou de supputation humaine. Dans la IIa IIæ de la Somme théologique, (q. 1, a. 3, ad. 3) saint Thomas précise par exemple que certains, avant la naissance du Christ, se sont trompés sur le temps où Il devait naître : cela « ne venait pas de la foi, mais d’une conjecture humaine ». Ainsi, c’est le sens de la foi qui faisait croire à l’Immaculée Conception avant que n’intervienne le dogme ; mais c’est seulement une conjecture humaine qui faisait croire à certains que Marie avait été conçue sans acte charnel par le baiser fécondant d’Anne et Joachim à la Porte Dorée.
L’instinct d’obéissance
Le sensus fidei/fidelium dispose donc l’esprit et la volonté à adhérer à tout enseignement de l’Église. Il est semblable en cela à l’instinct qui accompagne la vertu d’obéissance, qui incline par avance à se soumettre à la loi ou aux ordres futurs du supérieur. Mais le sujet peut souvent se trouver dans un cas non encore expressément prévu par la loi ou les ordres donnés. S’il n’a pas les moyens de recourir au supérieur, il doit présumer, justement en vertu de son instinct d’obéissance, de ce que le supérieur ordonnerait. A fortiori dans tous les cas où le supérieur est moralement ou physiquement empêché (mort, malade, absent, etc.). En agissant ainsi, le sujet va même provoquer l’intervention du supérieur pour confirmer le bienfondé des actions justes et vertueuses contre ceux qui contestent ce bien-fondé.
De manière semblable, l’instinct de la foi va aider le fidèle du Christ chaque fois que les enseignements du magistère ne lui indiquent pas clairement encore ce qu’il doit croire et ce qu’il doit faire. Ainsi, les fidèles lyonnais illuminaient-ils leurs maisons en la fête de l’Immaculée Conception, alors même que la conception immaculée de la Vierge faisait l’objet de polémiques. Jusqu’au jour où Pie IX l’a définie comme un dogme de foi, en 1854. On pourrait évoquer les querelles théologiques à propos de la « matière » du sacrement de l’ordre dans le rituel latin d’ordination – était-ce l’imposition des mains ou bien la transmission du calice ? –, l’instinct de la foi ayant poussé, par exemple, l’abbé Prosper Guéranger à exiger de l’évêque qui l’ordonnait qu’il lui imposât les mains, ce que le pontife estimait superflu. En 1947, Pie XII trancha dans Sacramentum ordinis : c’est bien l’imposition des mains de l’évêque qui fait le prêtre.
De soi, le sensus fidei/fidelium, lorsqu’il se déploie dans un « blanc » magistériel, presse donc le magistère d’intervenir. Car si l’instinct de la foi peut, en des cas déterminés, suppléer à l’acte de l’autorité enseignante, un peu comme un mécanisme de légitime défense, le silence de l’autorité enseignante, s’il se prolongeait, pourrait provoquer de graves dommages. Ainsi, lorsque se présenta aux curés de France, en 1790, le dilemme de prêter ou non le serment constitutionnel, les non-jureurs se déterminèrent par eux-mêmes, selon leur sensus fidei, le temps que Pie VI mit à le condamner officiellement ayant augmenté assurément le nombre des lapsi (dont un certain nombre ont révoqué leur adhésion, dès que le pape eût parlé). En tout cas, les refus de prêter serment ont indubitablement constitué un « appel d’air » pour cette intervention pontificale (le bref Quod aliquantum, du 10 mars 1791).
On peut aussi parler d’intervention de l’instinct de la foi dans la survie de la messe traditionnelle après 1969, Summorum Pontificum étant venu confirmer quarante ans plus tard le bien-fondé de l’attitude de ceux qui avaient continué de la célébrer ou d’y assister. Ou encore dans la continuation de l’enseignement du catéchisme « d’avant » à la place des catéchismes nouveaux qui avaient envahi paroisses et écoles dès la fin des années soixante. À supposer que le Catéchisme de l’Église catholique ait réglé toutes les difficultés – il n’est pas un catéchisme pour enfants, comme étaient les catéchismes des diocèses dans la ligne du Catéchisme de saint Pie X –, il n’a été publié qu’en 1992, soit une vacatio catechismi pratique de trente ans, si elle ne dure pas encore.
La crise actuelle, ouverte par les discussions synodales touchant à la pastorale du mariage, a cette particularité de mettre en cause des actes d’enseignements très clairs récemment intervenus. Très concrètement, sur la question de la communion aux divorcés remariés (Familiaris consortio, en 1981, n. 84, Sacramentum caritatis, en 2007, n. 29) ; et sur le statut des couples homosexuels (Catéchisme de l’Église catholique, n. 2357, Congrégation pour la Doctrine de la foi, Lettre aux évêques de l’Église catholique sur la pastorale à l’égard des personnes homosexuelles, 1er octobre 1986).
Cette situation présente des similitudes avec celle qui a précédé Humanæ vitæ. Lors de Vatican II, on avait discuté de la question de la régulation des naissances comme d’une question libre, et Paul VI s’était réservé de la trancher. Si bien qu’a été donnée l’impression, durant plusieurs années, que l’on pouvait agir librement en ce domaine. L’instinct de la foi des époux et des pasteurs a dû alors se raccrocher aux principes formulés par l’encyclique de Pie XI, Casti connubii, du 31 décembre 1930 (5), et aux discours de Pie XII (6).
Circonstances atténuantes ?
Il n’est pas impossible que le texte ambigu qui, en octobre dernier, a recueilli la majorité des voix, mais non la majorité absolue, puisse « passer » en 2015 et être ensuite repris par une exhortation post-synodale : « Un accueil non généralisé au banquet eucharistique, dans certaines situations particulières et à conditions bien précises » serait possible, le péché objectif de certains divorcés remariés étant considéré comme atténué ou supprimé par des « circonstances atténuantes ». Ce fléchissement « miséricordieux » transformant de manière sophistique une éventuelle non-imputabilité subjective en non-imputabilité objective. Le tout ne faisant d’ailleurs qu’encourager une pratique libérale déjà établie en bien des endroits.
Il va de soi que l’on ne serait pas, dans ce cas hypothétique, en présence d’un acte du magistère infaillible faisant obligation d’adhérer sous peine de faire naufrage dans la foi. L’« infaillibilisation », même apparente, de l’erreur, est impossible : l’ambiguïté ne peut jamais prendre la forme d’un enseignement de foi. Mais elle peut l’obscurcir. Si cela survenait, il y aurait nécessité, au nom du sensus fidei/sensus fidelium, de refuser cette ambiguïté. En fait, la nécessité est déjà prégnante, dans la mesure où la mise en discussion de ce qui est clairement réglé par l’enseignement de l’Église (7) introduit déjà la confusion.
Cette mise en œuvre du sensus fidei/fidelium que l’on voit aujourd’hui se déployer chez d’éminents pasteurs (8) est de très grande conséquence. Non seulement elle s’oppose et résiste à une sorte de démaillage du magistère pontifical, mais en outre, elle pose des jalons d’un remaillage magistériel, pour rester dans une métaphore pénélopienne. Très concrètement l’usage du sensus fidei/fidelium contribue à faire de l’appel au magistère moral comme infaillible, et donc au magistère en général dans la plénitude de son exercice salutaire pour les âmes, un enjeu institutionnel pour l’Église dans les années à venir.
1. Pour lire le document « Le sensus fidei dans la vie de l’Église » : http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/cti_documents/rc_cti_20140610_sensus-fidei_fr.html (il s’agit du document de la CTI de 2014 portant ce titre).
2. Document de la CTI, n.118.
3. Jean-Marie Hervé, Manuale theologiæ dogmaticæ, Berche, Paris, 1957, vol. 1, n. 465.
4. Saint Thomas, Somme théologique, IIa IIæ q. 2, a. 3, ad. 2.
5. « Puisque l’acte du mariage est, par sa nature même, destiné à la génération des enfants, ceux qui, en l’accomplissant, s’appliquent délibérément à lui enlever sa force et son efficacité, agissent contre la nature ; ils font une chose honteuse et intrinsèquement déshonnête ».
6. Discours aux sages-femmes du 29 octobre 1951, sur la licéité éventuelle de la continence au cours des périodes fécondes de l’épouse, et discours traitant de la pilule contraceptive des 29 octobre 1951 et 12 septembre 1958. Cf. également l’essentiel de Philippe Maxence p. 3 et le magistère p. 24 à 29, L’H.N. n° 1576 du 25 octobre 2014.
7. Voir la réponse la Congrégation pour la Doctrine de la foi du 22 octobre dernier à propos de l’absolution aux divorcés remariés, cf. L’H.N. n° 1578 du 22 novembre 2014, p. 31.
8. Cardinaux Walter Brandmüller, Raymond Leo Burke, Carlo Caffarra, Velasio De Paolis, Gerhard Ludwig Müller, Demeurer dans la vérité du Christ. Mariage et communion dans l’Église catholique, Artège, 312 p., 19,90 e.