Mathieu Bock-Côté : Il est possible de contester les fondements de Mai 68

Publié le 31 Jan 2017
Mathieu Bock-Côté : Il est possible de contester les fondements de Mai 68 L'Homme Nouveau

Auteur d’un essai percutant, Le multiculturalisme comme religion politique, Mathieu Bock-Côté décrypte avec bonheur le stade contemporain d’un progressisme à bout de souffle. Nous l’avons rencontré en décembre après qu’il ait fait un tabac à la Fête du livre de Renaissance Catholique. Québécois déterminé, souverainiste impénitent, Mathieu Bock-Côté est un sociologue hors norme : il ne récite pas une leçon, mais vit, au rythme de l’accent délicieux de nos cousins d’Amérique, chaque parole qu’il prononce. Ne le cherchez pas trop loin : il est sur la barricade pour renverser les derniers murs de Berlin de la pensée unique.

Comme sociologue, vous êtes un observateur de ce qui se passe en France où vous êtes d’ailleurs un acteur du débat intellectuel par vos chroniques. Quel regard portez-vous sur la France actuelle ?

Matthieu Bock-Côté : Nous assistons actuellement à une mutation de l’espace public en France.

La révolution 68 est contestée dans ses fondements mêmes et les gardiens de cette révolution sont saisis de frayeur. Ils hurlent, ils insultent, ils crachent : on l’a vu notamment entre le premier et le deuxième tour de la primaire de la droite, où la gauche médiatique n’avait pas de mots assez durs pour François Fillon. Ce qu’on lui reprochait, manifestement, c’était de ne pas représenter l’ethos soixante-huitard, de témoigner de la permanence d’une certaine France historique qu’on croyait pourtant vaincue.

Mais restons dans le domaine des idées : la véritable nouveauté, c’est qu’il est possible aujourd’hui de contester les fondements de la révolution 68 et non pas uniquement ses dérives. On se délivre ainsi du dispositif idéologique progressiste – j’entends par là que le progressisme n’accepte généralement d’être critiqué qu’à partir de ses propres principes. Il est permis de lui reprocher d’aller trop loin ou d’aller trop vite, mais on ne saurait lui reprocher dans la mauvaise direction. Ceux qui veulent faire autrement sont diabolisés. La droite avait accepté l’interdiction au point de consentir à évoluer dans le périmètre de respectabilité tracé par le progressisme.

C’est peut-être ce qui éclate en ce moment. On ne se contente plus de dénoncer les effets pervers et les conséquences désastreuses de Mai 68. On remonte directement aux causes : on le critique dans ses fondements anthropologiques. Quelle conception de l’homme s’est imposée dans la dynamique des radical sixties ? On commence à comprendre que l’homme ne court pas seulement derrière l’accroissement des biens matériels ou des prestations sociales.

On redécouvre la figure de l’homme comme héritier et les vertus de la continuité historique. C’est ce qui se trouve derrière la fameuse question identitaire, qui fait resurgir, si vous me passez l’expression, l’impensé de la modernité : le monde ne saurait être intégralement contractualisé, rationalisé, judiciarisé. Mais ne nous enthousiasmons pas trop vite : le progressisme est fragilisé mais il demeure dominant.

Cette redécouverte est-elle une marque du conservatisme ?

Oui. Je note avec bonheur un renouveau conservateur de la pensée politique française. En son centre, une conviction : l’homme doit résister à la tentation de l’ingratitude et au fantasme de la table rase, sans quoi il se décivilisera. L’autre nom du déracinement, c’est la barbarie. L’homme qui ne doit rien à ses pères et qui n’entend pas transmettre le monde à ceux qui suivront ne conserve pas le monde mais le consume.

Le conservatisme est indissociable, aujourd’hui, du retour de la question nationale. Nous constatons enfin les limites d’un certain universalisme qui croit délivrer l’homme en le désincarnant. Et on ne peut pas définir un pays en faisant seulement référence à des valeurs universelles – ou comme on dit en France, aux valeurs républicaines. Par définition, les valeurs universelles ne sauraient caractériser l’identité spécifique d’une communauté politique. Il faut plutôt redécouvrir le particularisme qui fonde chacune d’entre elles. Le retour en force des thèmes de l’identité, du besoin d’enracinement, de la vision de l’homme comme héritier, du besoin d’autorité, témoigne d’une redécouverte de cette conception conservatrice du lien social.

Et c’est tant mieux. Une philosophie politique repose toujours sur une anthropologie : nous retrouvons aujourd’hui certains besoins fondamentaux de l’âme humaine et nous cherchons à les traduire et les inscrire dans la cité.

En même temps, la France n’a jamais connu de parti conservateur.

Je connais cette théorie : elle doit être nuancée. En France, il n’y a jamais eu de parti conservateur sous ce nom, comme il peut exister en Grande-Bretagne. Ou du moins, le conservatisme est une tradition plus difficile à repérer politiquement, même si on peut voir dans le gaullisme, par exemple, une forme de conservatisme à la française. Pour autant, tous les pays occidentaux font l’expérience de l’emballement de la modernité et tous cherchent à y répondre et cela, même s’ils ne définissent pas tous ce projet avec un même vocabulaire. Il ne s’agit pas, dans une perspective conservatrice, de rejeter la modernité en bloc : un esthète peut se permettre cela, un philosophe politique ou un responsable politique n’ont pas ce privilège.

On peut voir dans le conservatisme une philosophie de l’équilibre, porteuse d’une anthropologie subtile, qui fait cohabiter dans la cité des aspirations contradictoire également présentes dans la cité, mais qui sont également légitimes. L’homme a besoin d’enracinement et de cosmopolitisme, de liberté et d’égalité, il a besoin d’habiter l’Histoire mais ne doit pas muséifier le passé. Et il n’y aura jamais de synthèse politique finale, correspondant à un stade final de développement politique pour les sociétés humaines : la vie ne se laisse pas mettre dans un bocal. Il n’y a pas, autrement dit, d’utopie conservatrice.

Seulement, dans la culture post-soixante-huitarde, cette attitude conservatrice devant l’existence était impossible. Elle était frappée d’interdit et n’apparaissait dans le discours public que sous le signe des multiples phobies que l’on dénonce tous les jours ou de la nostalgie la plus gênante qui soit. La tentation irrépressible du fondamentalisme progressiste, hélas, c’est de nier ou du moins, d’abolir la complexité du cœur humain au nom d’une vision finalement assez limitée de l’émancipation, pensée comme un grand arrachement, et qui culmine aujourd’hui dans la théorie du Genre où l’homme succombe au fantasme de l’autoengendrement.

Pour en parler, j’ai tendance à parler de gauche religieuse. Elle ne prétend pas améliorer le monde, mais le recréer, en fabriquant, sans mauvais jeu de mot, un homme nouveau. Elle est habitée par une tentation démiurgique. C’est ce qui explique sa tentation autoritaire, pour ne pas dire plus.

Le multiculturalisme
Votre dernier ouvrage porte justement comme titre : Le multiculturalisme comme religion politique (Cerf, 368 p., 24 €). Qu’est-ce qui définit exactement ce multiculturalisme qui semble surtoutune abstraction qui ouvre la porte au règne de l’indifférenciation ?

Cette question m’obsède depuis des années. Sur quel système idéologique repose le culte de la diversité.

Dans la deuxième moitié des années soixante, la gauche radicale comprend que la classe ouvrière ne veut pas de la révolution – en a-t-elle déjà voulu, d’ailleurs ? Elle doit alors trancher : à quoi tient-elle le plus ? Au peuple ou à la révolution ? On connaît la réponse : elle sacrifie le premier et cherche à sauver la seconde.

Il faut alors trouver un nouveau sujet révolutionnaire.

On passe de la contestation du capitalisme à celui de la civilisation occidentale ; on passe du rêve du grand soir à la stratégie de la transformation permanente. On abandonne l’économie pour se tourner vers ce qu’on appellera les questions sociétales. On passe à l’exclu et derrière ce terme on assimile tout « autre », à partir du moment où il n’appartient pas à la civilisation occidentale. Désormais, derrière les normes historiques comme anthropologiques, on ne verra qu’un système d’exclusion poussant à l’aliénation des minorités. Il faudra le déconstruire, et cette tâche sera sans fin. Fondamentalement, on reste pourtant dans le cadre d’un certain messianisme. Mais le multiculturalisme nous propose de passer du paradis sur terre de la société sans classe à un autre paradis terrestre, celui de la société diversitaire.

Un peu partout, en Occident, on a assisté à cette mutation du progressisme – et de ce point de vue, la fameuse stratégie de Terra Nova qui propose au parti socialiste d’abandonner les classes populaires comme base électorale pour miser désormais sur les bourgeois bohèmes, les cadres supérieurs acquis à la mondialisation, les marginaux culturels et les immigrés n’a rien d’originale. Elle arrive même un peu tardivement, pour tout dire.

Il semble qu’avec le multiculturalisme le commun serait du différent. Comment expliquer ce paradoxe ?

Dans la logique du multiculturalisme, nous n’avons en commun que les droits que nous reconnaissons mutuellement. La communauté politique devient purement procédurale, elle ne se définira qu’à travers le langage des droits de l’homme, ou encore, à travers l’invocation presque religieuse des grandes valeurs progressistes. Elle devient un artifice radical. Qu’avons-nous alors en commun ? La reconnaissance de notre diversité. Ce système ne peut pas tenir, et en effet, il ne tient pas.

Le multiculturalisme est-il en fait l’achèvement de la démocratie ou un avatar susceptible d’être remis en cause à son tour et remplacé ?

Vous posez là la question la plus importante qui soit. Faut-il y voir simplement une nouvelle étape dans l’histoire de la démocratie, comme le croient ses théoriciens, comme le croient aussi certains de ses critiques, qui se couchent néanmoins devant son déploiement comme s’il s’agissait d’un malheur inévitable ? Au XXe siècle, c’est aussi ainsi qu’on a pensé et présenté le socialisme, comme le développement inévitable de la démocratie.

Il faut sortir de cette philosophie du « sens de l’Histoire », qui n’est qu’une ruse pour démotiver les dissidents et les contradicteurs du progressisme. L’Histoire, quoi qu’on en pense, n’est pas écrite à l’avance. Le Brexit a montré, quoi qu’il advienne lui-même, le retour du politique. L’Histoire a dévié du cours que l’on avait prédit. La liberté humaine s’est réinvitée sur la scène publique et a rappelé que ce sont les hommes qui font l’Histoire, même s’ils ne savent pas l’Histoire qu’ils font, pour reprendre la formule de Raymond Aron.

Le multiculturalisme est une vision du monde qui s’est imposée à travers un combat idéologique. Il a vaincu, il peut être vaincu et le régime qu’il a mis en place peut être démonté. Il nous est possible, aujourd’hui, de restaurer la nation.

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