Il y a des hommes, des écrivains, des héros et de saints qui nous dépassent infiniment. Dès lors, comment vraiment parler d’eux ? Il y a eu 150 ans le 7 janvier dernier naissait à Orléans Charles Péguy, écrivain gigantesque, âme torturée et exigeante, poète habité et soldat français.
Le rappel à Dieu de Benoît XVI a manqué de le laisser injustement dans l’ombre et pourtant Péguy a encore beaucoup à nous apprendre. C’est l’honneur de la presse chrétienne, quasiment tous titres confondus, d’avoir fait mémoire, d’une manière ou d’une autre, de l’auteur de Notre Jeunesse.
Revendiquer Péguy ?
Sa vie, si l’on y pense, fut fulgurante. La balle qui le touche en 1914, aux premiers jours d’une guerre européenne fratricide, met fin à une existence de 41 ans. La force de l’âge et la promesse, normalement, d’une œuvre qui aurait pu s’enrichir encore. Celle-ci justement lui a survécu et reste vivante, plus d’un siècle après.
On se dispute même encore au sujet de Péguy. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il fut invoqué à la fois par une partie de Vichy et par la Résistance et notre goût des guerres civiles, au lieu d’y voir un point d’entente, nous porte à clore ce débat en une réponse univoque, faisant trop facilement fi de la complexité de l’histoire et du choix des hommes.
Revendiquer Péguy, pourtant, ne peut consister à l’enrôler sous une bannière quelconque, mais plutôt à chercher à le comprendre, à s’en nourrir, et, si possible, à s’inscrire dans son sillon. La démarche n’est d’ailleurs pas sans risque, quasi existentielle pour peu qu’on le lise sérieusement.
Une œuvre riche et éducatrice
Dans son livre Charles Péguy et la modernité (Artège, 2010), le père Laurent-Marie Pocquet du Haut-Jussé, après avoir souligné la cohérence de sa pensée, remarque :
« Le lecteur est donc invité, poussé, bousculé : il doit à son tour prendre parti et ne peut se contenter d’être un spectateur passif. (…) il a été donné à peu d’auteurs d’avoir la grâce de provoquer ainsi un tel ébranlement dans le petit ou le grand peuple de leurs lecteurs. (…)
La famille des abonnés des Cahiers est devenue une réalité vivante et foisonnante, dont la diversité des membres manifeste la richesse de la source commune : une pensée de combat qui n’abdique pas mais qui constitue pour beaucoup une cité de fidélité. »
Cohérente, mais riche, foisonnante même, que pouvons-nous retenir de l’œuvre de Charles Péguy ? Pour ma part, j’en mentionnerai ici trois aspects : le monde moderne, le parti intellectuel et le combat.
Le monde moderne avilit
Charles Péguy est celui qui a fait le retour du monde moderne au catholicisme. Ce retour ne fut pas sans douleur ni sans effort, parsemé d’échecs et d’amitiés brisées. Autant Bernanos est resté fidèle à son enfance chrétienne, autant Péguy a connu la perte de la foi et le militantisme anticlérical. Sa vie s’inscrit pourtant dans le sens de la mystique. De la mystique socialiste à celle de la Chrétienté.
Ce que nous avons sous les yeux, Péguy le voyait déjà parfaitement :
« Le monde moderne avilit. D’autres mondes avaient d’autres occupations. D’autres mondes avaient d’autres arrière-pensées, d’autres arrière intentions. D’autres mondes avaient d’autres emplois du temps temporel, entre les repas.
Le monde moderne avilit. D’autres mondes idéalisaient ou matérialisaient, bâtissaient ou démolissaient, faisaient de la justice ou faisaient de la force, d’autres mondes faisaient des cités, des communautés, des hommes ou des dieux. Le monde moderne avilit. »
Contre le Parti intellectuel
Cet extrait est tiré de « De la situation faite au parti intellectuel » (Les Cahiers de la Quinzaine, 1907), contre lequel Péguy se sera battu presque toute sa vie. De son temps, ce parti reposait sur une sorte de divinisation de l’humanité devenue à l’égale de Dieu omnisciente et omnipotente, dont il formait le clergé.
Toujours présent, confortablement installé même, il n’est plus qu’un conformisme bourgeois, réconciliant la démocratie sans son messianisme révolutionnaire et le laïcisme évacuant toute problématique religieuse.
Augusto Del Noce avait bien résumé la situation en écrivant dans L’Époque de la sécularisation :
« Ce qui s’impose avec la force de l’évidence, c’est que la société technologique, ou société du bien-être, ou encore société opulente, s’est constituée comme société postérieure au marxisme, mais comme société entièrement sécularisée. » (Éditions des Syrtes, 2001, p. 37)
Épris de justice et de vérité portées à l’incandescence par une volonté farouche, Péguy ne s’est pas battu. Il a été entièrement combat, de tout son être. Même aux pires moments de sa situation matérielle et de sa vie familiale, il n’a cessé de se battre.
À ce titre, il dérange encore aujourd’hui notre confort bourgeois, notre conformisme, notre prudence et nos calculs. Mais, sur ce plan, c’est lui qui avait raison. La vérité et la justice méritent que l’on se batte pour elles. Ne l’oublions pas !
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