Regarde-moi, Seigneur, et prends pitié de moi

Publié le 03 Mar 2018
Regarde-moi, Seigneur, et prends pitié de moi L'Homme Nouveau

« Mes yeux sont toujours tournés vers le Seigneur car c’est lui qui dégagera mes pieds du filet : Regarde-moi, Seigneur, et prends pitié de moi car je suis pauvre et seul. Vers toi, Seigneur, j’élève mon âme, en toi, mon Dieu, je mets ma confiance ; je n’aurai pas à en rougir. » (Psaume 24, 15, 16, 1, 2)

Oculi mei Partition 1

Le 3ème dimanche de Carême, aux Vème et VIème siècles, était pour les catéchumènes ce que l’on appelle un jour de scrutin, c’est-à-dire une réunion préparatoire au baptême, au cours de laquelle étaient pratiqués des exorcismes : on chassait le démon de l’âme de ceux et de celles qui ne devaient plus appartenir qu’au Seigneur. Mais ce 3ème dimanche portait aussi un nom qui lui venait du premier mot de son introït : le dimanche Oculi. Et en effet, il est beaucoup question des yeux du Seigneur dans ce chant d’entrée et dans d’autres chants de la messe, en particulier le trait, emprunté au psaume 123 : « Vers toi j’ai les yeux levés, qui te tiens au ciel ; les voici comme les yeux des serviteurs vers la main de leur maître. Comme les yeux de la servante vers la main de sa maîtresse, ainsi nos yeux vers Yahvé notre Dieu, tant qu’il nous prenne en pitié. » Toute la vie spirituelle peut être considérée comme un échange de regard. Le regard de Dieu est premier : c’est un regard créateur qui nous a posé dans l’être ; c’est un regard rédempteur qui s’est posé, plein d’amour et de compassion, sur notre péché pour nous en purifier ; c’est un regard de père et de mère, un regard d’époux qui nous enveloppe de tendresse et même d’une sainte jalousie. Et nous vivons très réellement et en permanence sous ce regard. Nous n’en prenons pas suffisamment conscience. Si nous étions perpétuellement sous l’influence de ce regard, nous ne pécherions pas, puisque le péché consiste précisément en la soustraction de notre conscience au regard et à la présence de Dieu. Quand nous péchons, nous échappons à l’influence vitale du regard de Dieu. Au contraire, les saints sont des êtres qui ne perdent jamais ou presque jamais la présence de Dieu, la perception de son regard. Dans l’Ancien Testament, vivre ou marcher en présence de Dieu ou encore faire ce qui est bien aux yeux de Dieu est synonyme de sainteté. Les patriarches sont des modèles de ce point de vue, et les rois sont tous définis de façon générale par cette seule attitude décrite pour résumer tout leur gouvernement : il fit ce qui est bien (ou mal) aux yeux de Dieu. Donc, Dieu ne cesse de nous regarder et ce regard est premier, fondamental, constitutif de notre existence.

Pourtant, notre introït parle d’abord et surtout de notre regard qui s’élève vers Dieu. Et c’est une autre attitude fondamentale et tout aussi vitale. Le regard que nous levons vers le Seigneur est expressif de la vérité de notre âme, il traduit ce que nous sommes, il nous établit dans un contact qui est celui de la prière. La prière peut être considérée essentiellement comme un regard. Ce regard de la créature, posé sur son Créateur est un regard de foi : nous ne voyons pas celui que nous regardons : nous contemplons intensément quelqu’un que nous ne voyons pas avec nos yeux de chair. Mais notre œil intérieur se dirige de lui-même, avec sûreté, malgré l’obscurité, vers la vraie lumière qui éclaire le monde. Notre regard de créature est un regard d’amour, d’action de grâce ; c’est enfin et surtout un regard de confiance, d’espérance, un regard de mendiant, un regard d’enfant qui se sent seul et petit et qui a besoin de la force de son père et de l’affection et de la tendresse de sa mère ; un regard d’humilité, un regard de vérité qui seul peut soutenir le regard de Dieu.

Quand ces deux regards se croisent, il y a la vie, il y a l’amour, il y a la joie. Notre chant d’entrée de ce 3ème dimanche de Carême est tout imprégné de cette relation d’amour fondée sur un échange assidu de regards. On va voir que la mélodie va rendre cet échange avec une grâce vraiment particulière et faire de cet introït un authentique petit chef-d’œuvre, discret mais très profond, montrant encore une fois que le chant grégorien détient dans ses mélodies le grand secret de la prière de l’Église, prière de vie qui sait toucher le cœur de Dieu.

Commentaire musical :

L’introït de ce dimanche est emprunté au 7ème mode, mais il s’agit ici d’un 7ème mode modeste, qui n’a pas le flamboiement des grandes pièces comme par exemple l’introït de l’Ascension (Viri Galilæi) ou celui de la messe du jour de Noël (Puer natus est). Ce chant est plus recueilli, il se tient assez résolument, au moins dans sa dernière partie, dans la partie grave de l’ambitus propre au 7ème mode. Et même quand il s’élève mélodiquement, il garde une certaine modestie et douceur, ce qui n’empêche pas, bien au contraire, une très belle expression, comme on va le voir plus en détail.

L’introït est composé de deux grandes parties très nettement repérables aussi bien au niveau du texte qu’au niveau de la mélodie. Ces deux parties correspondent aux deux regards évoqués plus haut : celui de la créature et celui de Dieu. Paradoxalement, mais en fait c’est tout à fait cohérent, c’est en évoquant le regard de la créature que le compositeur a voulu déployer sa mélodie vers les hauteurs, tandis que le regard de Dieu, lui, est traité avec beaucoup d’humilité. Mais tout cela ses comprend très bien. L’âme a besoin d’élever ses yeux vers le Seigneur, tandis que le regard de Dieu doit s’abaisser jusqu’à nous. La mélodie rend bien compte de ce double mouvement.

L’intonation est classique en 7ème mode : un podatus de quinte unit le Sol, tonique du mode au Ré qui en est la dominante. D’emblée, l’élévation de l’âme que représente le regard tourné vers les hauteurs, pour exprimer l’acte de la prière est très bien traduite dans une grande simplicité. Le passage syllabique qui suit immédiatement cette quinte initiale, sur oculi mei, exprime bien aussi le fait que l’âme, une fois hissée jusqu’au monde de Dieu, s’y établit avec aisance et complaisance. Le mot semper est marqué par une certaine insistance que traduisent les épisèmes qui affectent les deux syllabes du mot. En revanche, le nom du Seigneur, lui, ad Dominum, est beaucoup plus léger et dégagé. La mélodie, assez curieusement, plonge au grave pour atteindre le Fa, sous-tonique du mode. Elle témoigne alors de la vénération de l’âme et elle introduit très délicatement la pensée suivante qui est celle d’une libération, en faisant rejoindre par le bien aimé la situation humiliée, périlleuse, dans laquelle cette âme se trouve.

Le membre de phrase suivant va exprimer avec beaucoup de bonheur, de légèreté, l’acte de délivrance. Le verbe evellet est au futur, et c’est pourquoi la mélodie ne se fait pourtant pas exultante. Il s’agit d’un mouvement d’espérance et de confiance. Ce mouvement nous fait atteindre le Fa aigu, sur evellet qui est le sommet de toute la pièce. Ce membre de phrase doit être chanté avec beaucoup de grâce et de légèreté, avec un sentiment presque enfantin. Cette légèreté ne se dément pas tout au long des mots suivants, sur lesquels la mélodie, relativement peu ornée, se déploie de façon privilégiée sur les cordes hautes du mode, le Do, le Ré, le Mi, avec pour unique note la plus grave le La et une cadence finale de phrase en Si. Le demi-ton qui conclut cette première partie, donc dans une atmosphère plutôt mineure, introduit très bien, par sa nuance expressive, la deuxième partie de la pièce.

Cette deuxième partie est donc consacrée au regard du Seigneur. À vrai dire, il s’agit d’une prière, on demande que le Seigneur regarde (respice avec un bel accent au levé), et donc il y a bien un mouvement de supplication dans cette demande, même si la prière est légère quand même et pleine de confiance. Néanmoins, la supplication va s’accentuer à mesure que la pièce va se dérouler. C’est d’abord la mention de l’âme elle-même (respice in me). Ce petit moi est traité de façon admirable au plan mélodique. Il plonge au grave avec un charme incomparable, grâce à cet écart de quarte Do-Sol, qui nous fait rejoindre, avec fermeté, sans mièvrerie aucune, la tonique du mode. Une façon très belle, très humble, d’attirer les regards du Seigneur. Dès lors qu’on a atteint le Sol, la mélodie va désormais demeurer dans le grave. Miserere mei, c’est cette fois l’exposé net de la souffrance de l’âme. Il y a bien encore un certain élan sur miserere, mais il est beaucoup plus lourd et comme plus pénible. On sent le péché qui pèse sur l’âme, même si la mélodie n’est pas à proprement parler oppressante. C’est plutôt l’humilité qu’elle traduit, cette humilité qui prélude à la demande du salut et en garantit l’efficacité. Il est frappant, en tout cas, de constater que l’on ne dépassera plus le Do jusqu’à la fin de la pièce. On vient de chanter que l’on espérait être libéré du filet et on a un peu l’impression d’être enlacé maintenant dans les rets du péché. Il y a comme une inversion qui s’est produite, la considération du salut précédant l’accablement de l’âme consécutif au péché. Ce chant d’entrée nous rejoint dans notre expérience douloureuse du péché et de la misère spirituelle. Il nous parle d’espérance, jusque dans les profondeurs mélodiques de la fin de la pièce. Le fait d’être seul, d’être pauvre, attire irrésistiblement le Seigneur. La douceur enveloppe chaque neume de cette dernière phrase, rendant ainsi ce 7ème mode si particulier, si unique lui aussi.

L’enseignement spirituel de cet introït est très riche : il nous parle de la prière assidue qui est élévation e l’âme vers Dieu ; il nous décrit la confiance que suscite la considération de l’œuvre de salut accomplie par le Christ ; il évoque l’attitude fondamentale du chrétien vis à vis de ce salut : l’humilité et la petitesse qui oblige Dieu à déployer sa puissance d’amour. La Sainte Vierge apparaît ainsi, en filigrane, derrière ce texte et cette mélodie si bien unis. C’est la Vierge du Magnificat qui peut le mieux témoigner de l’action divine dans une âme de pauvre, elle qui fut si admirablement délivrée du filet du tentateur, elle qui rayonne de toute la beauté de son Immaculée Conception, elle qui n’a qu’une attitude, celle de la prière, les yeux levés vers son Sauveur. Oui, les mélodies grégoriennes sont profondément mariales, comme la vie spirituelle des chrétiens.

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