Rentrer dans le mystère de Noël par le grégorien

Publié le 24 Déc 2017
grégorien noël

Le Graduel Tecum princípium est chanté à la messe de la nuit de Noël

À toi l’empire souverain au jour de ta puissance, dans la splendeur des saints.
Avant la lumière, de mon sein je t’ai engendré.
Le Seigneur a dit à mon Seigneur : siège à ma droite, jusqu’à ce que je fasse de tes ennemis l’escabeau de tes pieds.

Psaume 109, 3, 1

 

Thème spirituel

Voici un des grands graduels du répertoire grégorien. Il est grand par son développement mélodique, mais il est grand aussi par son texte, par la vérité mystérieuse et profonde qu’il énonce. Le grand message de la messe de minuit est éternel, il nous plonge dans une lumière qui, pour mieux resplendir, semble tirer profit des ténèbres qui enveloppent la terre à cette heure. Il nous emporte en effet dans les relations trinitaires pour nous faire assister, en quelque sorte, à la naissance du Fils, non pas dans la crèche mais dans le sein même du Père.

L’introït de cette messe de minuit nous a déjà introduits dans ce dialogue sublime du psaume 109 (110 selon l’hébreu) qui témoigne de l’engendrement éternel du Verbe et constitue le Fils dans son être : « le Seigneur m’a dit : tu es mon Fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré. »

Et ici, le dialogue se poursuit : le Père confère au Fils, avec son être de Fils, le pouvoir sur toutes choses, il l’établit héritier de sa propre puissance de Père. La théologie nous explique qu’entre les personnes divines, tout est un, hormis les relations qui les opposent. Le Père et le Fils sont absolument un, ils ont même dignité, même grandeur, même puissance, et le Père donne tout cela à son Fils en lui donnant son être. Simplement le Fils n’est pas Père et le Père n’est pas Fils.

Saint Augustin donne deux autres interprétations de ce début du graduel et en particulier des deux mots tecum princípium qui voudraient dire soit : Je suis avec toi au principe, c’est-à-dire dès le commencement ; ou encore, je suis avec toi, moi le Principe de tout. Ces deux interprétations comme celle donnée dans la traduction sont possibles et ne font que rendre évidentes, par leur pluralité même, l’incontestable richesse de ce texte.

On peut se demander ensuite quel est le jour de la puissance du Fils 3 ? L’occurrence liturgique se charge de nous répondre : le jour de la puissance du Fils est paradoxalement celui de son humiliation, le jour humain de sa vie commencé dans une étable et achevée sur une croix. C’est à cause de ce parcours dans la bassesse de l’humanité que le Père a exalté son Fils et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom (cf. Philippiens, 2, 7-11) et la royauté universelle.

Saint Augustin s’était posé la question et voici comment il y répond : « Il me semble que le verset suivant nous donne une clarté suffisante. Il est question en effet de cette puissance qui a imposé le joug du Christ aux nations, qui les a mises sous ses pieds, non avec le fer, mais avec le bois ; et bien que cela ait lieu dans sa chair, ait lieu dans son humilité, ait lieu même dans la forme de l’esclave, on comprend néanmoins quelle était l’étendue de cette force, car ce qui est faible en Dieu, est plus fort que tous les hommes. » [1]

Quel est le sens également de l’expression « dans la splendeur des saints » ? La Bible de Jérusalem la traduit par « les honneurs sacrés » ; la Bible Osty : « sur les montagnes saintes » ; la Bible Crampon : « des ornements sacrés » ; la traduction œcuménique de la Bible (TOB) : « avec une sainte splendeur ». On le voit, les avis sont partagés… Lisons encore saint Augustin qui n’a pas peur du texte latin dans ce qu’il a de littéral, et qui nous éclaire de ce fait tout simplement :

« Qu’est-ce à dire, « dans la splendeur des saints » ? Citant saint Paul qui dit aux Corinthiens (4, 5) : « Jusqu’à ce que vienne le Seigneur qui doit éclairer les ténèbres les plus cachées, mettre à nu les pensées des cœurs, et alors chacun recevra de Dieu la louange qui lui est due », l’évêque d’Hippone poursuit : « Telle est la splendeur des saints, car « alors les justes brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père ». Écoutez donc ce que signifie « dans la splendeur des saints ». « Viendra la moisson, dit le Sauveur (Matthieu, 13, 39-43), viendra la fin du siècle, et le Père de famille enverra ses anges, et ils arracheront de son royaume tous les scandales qu’ils jetteront dans la fournaise du feu ; alors les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père ». [2]

La splendeur des saints ce sera donc l’assemblée des saints qui brillera tout autour du Sauveur. Sa puissance éclatera dans ces fruits de sainteté qu’il aura cueillis en offrant sa vie en rançon pour une multitude.

Dans le verset du graduel enfin, c’est le psalmiste ou le roi David qui parle. Jésus a cité ce texte pour affirmer tout à la fois sa filiation davidique et sa transcendance divine [3]. « Si donc David, parlant par l’Esprit-Saint, l’appelle son Seigneur, comment est-il son Fils ? » Et dans le contexte de Noël, on a l’impression de voir David contempler son descendant selon la chair, confesser sa divinité et prophétiser sa gloire à venir dans un bel acte de foi en ce petit enfant emmailloté de langes.

Nous sommes invités par la sainte Église, en chantant ce graduel, à fondre notre adoration dans celle de David comme dans celle de tous les témoins oculaires de la Nativité. Ce jour qu’a fait le Seigneur inaugure le règne nouveau de Dieu sur la terre.

 

Commentaire musical

> Écouter le Graduel :

Ce magnifique graduel emprunte son thème musical à la mélodie type des graduels du 2e mode. Mais le compositeur, ici moins que jamais, n’a pas fait œuvre servile de copié-collé : il s’est évadé presque à tout moment de son modèle ; il a façonné sa mélodie en laissant libre cours à son génie, en plaçant son âme sous l’influence bénie du grand mystère qu’il s’est employé à exprimer, et cela a abouti à un authentique chef-d’œuvre que nous avons grande joie à interpréter chaque année durant la nuit de lumière. Le corps du graduel contient quatre phrases mélodiques et le verset cinq, c’est dire assez l’ampleur de cette pièce somptueuse.

L’intonation est originale : elle s’enroule autour du La (un Ré transposé à la quinte supérieure), mais plonge de façon très mystérieuse vers le Mi. Dom Baron décrit au mieux la richesse contenue dans le mouvement de ces quelques notes :

« Quelle douceur à la fois tendre et forte il donne à la voix du Père : se soulevant, légère, sur l’accent de tecum, elle vient se poser sur la dernière syllabe toute chargée de tendresse heureuse, on dirait bien souriante, puis remonte sur princípium où elle se nuance d’autorité sur la teneur en La. » [4]

Dès la fin de l’intonation, le mouvement prend son envol et de l’ampleur. La distropha qui est en fait une bivirga épisématique lance ce mouvement avec beaucoup de fermeté, et établit la mélodie dans une grande clarté lumineuse. Le passage de in die est très joyeux, très léger, plein de souplesse et enveloppé dans un grand legato. Une certaine fermeté se fait entendre ensuite sur le mot virtútis, assez vite tempérée néanmoins par la nuance de tendresse qu’apporte le Sib sur la syllabe finale de ce même mot.

Puis la mélodie type apparaît alors de façon furtive, dans un admirable enchaînement sur le mot tuæ qui monte progressivement, à partir d’un beau piano initial, en crescendo vers le sommet, juste avant la cadence en La, bien posée dans son rythme binaire.

La seconde phrase commence de façon assez extraordinaire, toute simple pourtant, mais avec une plénitude très expressive. Les deux premiers punctum contrastent avec l’opulence des neumes de la première phrase. Ce tout petit passage syllabique est en fait assez remarquable. Il lance le mouvement mais aussi il l’appuie, il lui donne une merveilleuse fermeté. Il faut donc se garder, ici, de passer rapidement sur ces deux notes apparemment insignifiantes.

Au contraire, la première est large, très appuyée, c’est une virga épisématique dans les manuscrits. Cette interprétation est corroborée par la double virga épisématique qui suit sur l’accent de splendóribus (une distropha dans l’édition Vaticane). Tout ceci nous fait entrer de plain-pied dans cette splendeur si bien évoquée, et il faut goûter avec enthousiasme la fermeté pleine de joie et d’admiration de ce début de phrase.

La suite, sur la finale de splendóribus et sur sanctórum, reste très ferme. Là aussi, la mélodie type est juste frôlée, évoquée. Le compositeur s’y réfère mais suit son inspiration et elle est remarquable. On peut noter la puissance et la solennité, le lyrisme aussi de ex útero qui exprime si bien la grandeur, la transcendance du sein du Père et de cette naissance éternelle.

Cette seconde phrase s’achève comme en une extase : nous sommes ravis, et comme emportés dans la splendeur des saints qui contemplent l’unique événement de l’éternité : cet amour familial qui unit les trois personnes divines, cet engendrement du Fils par le Père dans l’Esprit. Et l’on va rester dans cette atmosphère intemporelle jusqu’à la fin du corps du graduel.

La mélodie type reprend alors ses droits avec beaucoup de naturel tout au long de ces deux dernières phrases mélodiques qui précèdent le verset. Et comme elle convient admirablement à ces mots qui nous maintiennent dans le mystère de cette naissance sans début ni fin ! Le lyrisme de la mélodie, sur ante lucíferum notamment, évoque tellement cette lumière divine qui brille à l’intérieur du sein de Dieu, avant et au-delà de toute lumière humaine, si pâle en comparaison !

Quant à la toute dernière phrase du corps, qui ne contient que les deux mots génui te, elle commence piano, mystérieusement, puis monte avec joie, pose avec netteté le petit te qui exprime tout l’amour du Père pour son Fils, et se déploie alors en une merveilleuse floraison neumatique pleine d’enthousiasme et de bonheur. Le verset, lui aussi, reprend les formules de la mélodie type sans présenter d’originalité particulière. Les longues vocalises sont toutes baignées dans une clarté lumineuse qui rend le chant très aimable.

La paix rayonne tout au long de ce verset qui doit être chanté calmement, en suivant les courbes mélodiques, mais de façon alerte et joyeuse. On peut noter simplement que la mélodie, à partir de donec ponam inimícos tuos jusqu’à tuórum (le dernier mot) exclu, reprend, avec les adaptations au texte, celle du corps du graduel, depuis in splendóribus jusqu’au début de génui. Le graduel s’achève sur une formule classique du 2e mode. 

 


[1] Commentaire sur le psaume 109, n° 13.

[2] Commentaire sur le psaume 109, n° 15.

[3] Matthieu, 22, 42-45.

[4] Dom Baron, L’expression du chant grégorien, tome 1er, page 71.

 

Un moine

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