Le Code de droit canonique de 1983 les a supprimées, et pourtant, il existait bien des dispositions relatives à la dénonciation des « clercs solliciteurs ». C’est le regret exprimé récemment par le pape émérite Benoît XVI dans sa réflexion sur la crise que traverse l’Église.
Bien qu’il ne soit pas expédient de justifier les prises de paroles doctrinales de Benoît XVI, ancien professeur de théologie, ancien président de la Congrégation pour la doctrine de la foi, puis pape de 2005 à 2013, il peut être utile de montrer en quoi il a raison, et de poursuivre les réflexions qu’il a livrées à la revue Klerusblatt. Il porte notamment la discussion sur le terrain du droit canonique, en fustigeant l’erreur du « garantisme » (n’accorder des garanties qu’aux accusés, au détriment de l’ordre public et des victimes), et en rappelant que la foi doit être juridiquement protégée : « Un droit canonique correctement constitué doit donc contenir une double garantie : une protection légale des accusés, une protection légale du bien qui est en jeu. » Sur ce terrain de la protection de la foi, « […] situation alarmante qui doit être sérieusement prise en considération par les pasteurs de l’Église », il est possible d’ajouter quelques éléments qui vont dans le sens d’une meilleure protection tant des fidèles que de la foi, au regard des scandales sexuels.
Ces éléments tournent autour de la question de la dénonciation de certains scandales sexuels. La dénonciation, selon les théologiens, peut s’opérer de deux manières : ut patri, quand on dénonce un fait répréhensible à un supérieur, dans l’intérêt du délinquant (c’est la dénonciation évangélique, une forme de correction fraternelle qui vise au salut du coupable) ; ut judici, quand cela concerne le bien public et que l’on attend du supérieur qu’il se comporte en juge de la situation. C’est ce second type de dénonciation qu’il convient de mettre en exergue, pour appuyer les mises en garde de Benoît XVI contre l’affadissement de la morale, consécutif à la perte de la foi. L’Église, dans sa surnaturelle sagesse, a disposé d’une législation spécifique en vue de sauvegarder la foi, agissant contre les hérétiques ou les personnes suspectes d’hérésie. Or, un aspect oublié de cette législation protectrice de la foi concerne justement les scandales sexuels. Les règles anciennes faisaient obligation aux fidèles de dénoncer, à l’évêque ou à l’inquisiteur, tout agissement trahissant l’hérésie ou la suspicion d’hérésie.
Ici, ce n’est pas l’hérésie qui nous intéresse, mais la suspicion d’hérésie, entendue traditionnellement comme un ensemble d’agissements tellement éloignés de la foi qu’ils présument d’une perte totale de la foi. Sont notamment considérés comme suspects d’hérésie ceux qui contractent mariage malgré la présence d’empêchements dirimants connus, qui refusent de donner une éducation catholique à leurs enfants, qui simulent les sacrements sans avoir reçu l’ordination sacrée, qui blasphèment, qui abusent de la sainte Eucharistie ou des saintes huiles par voie de superstition, qui adhèrent aux sectes condamnées ou encore ceux qui sollicitent leurs pénitents dans le cadre de la confession, en vue de pécher contre le sixième commandement. C’est ce dernier point qui mériterait d’être, d’une part mieux connu, d’autre part rappelé haut et fort, sinon pleinement rétabli. La dénonciation des prédateurs qui abusent de leur autorité au confessionnal est une obligation de conscience (for interne), bien qu’elle ne soit plus une obligation juridique (for externe).
L’idée qu’un prêtre puisse détourner un sacrement en vue de commettre des turpitudes est tellement contraire à la sainteté de son sacerdoce que l’Église a considéré qu’il y avait là une suspicion d’hérésie, et donc lieu à dénonciation auprès du supérieur hiérarchique. Paul IV, en 1559 (bulle Cum sicut nuper), faisait obligation à l’inquisiteur de Grenade de poursuivre ardemment ce genre de crime, nonobstant toutes exemptions de juridiction propres aux ordres religieux. La mesure sera élargie par Pie IV, en 1561, au Grand Inquisiteur d’Espagne (duquel relevaient toutes les possessions espagnoles) et à l’Inquisition romaine pour toute l’Italie. Le crime de sollicitation dérogeant à la foi catholique, il relevait dès lors de l’Inquisition, et intégrait l’édit de dénonciation annuellement proclamé. Après quelques péripéties (suspension en 1571, restauration en 1576), cette obligation est étendue à l’Église universelle en 1622 (bulle Universi Dominici gregis, de Grégoire XV). Les tribunaux ecclésiastiques ont alors pour mission d’instruire toutes les dénonciations faites par des pénitents sollicités ad turpia. Cela vise tous les clercs (s’il s’agit d’un évêque, la dénonciation doit se faire directement auprès du Saint-Siège), tous leurs agissements (paroles, signes, touchers, écritures, images), et à tout moment entourant la confession (avant, pendant, après), ou en dehors de la confession si cela a lieu au confessionnal. En 1661, le Saint-Office précise la notion juridique de sollicitation, applicable également au clerc non admis à confesser mais qui feint de l’être pour accomplir son forfait. En revanche, ces règles pénales excluent le non-clerc qui feint de l’être, ou le pénitent qui sollicite son confesseur, le droit pénal étant d’interprétation stricte, cum poenalia non sint extendenda ultra expressa. Benoît XIV confirme ces décisions par la Constitution Sacramentum poenitentiae de 1741, qui renforce les peines à infliger aux profanateurs du sacrement de pénitence, et réserve au siège apostolique l’absolution des auteurs ou complices de ces péchés qualifiés de sacrilèges.
Les canonistes insistent sur le devoir de dénoncer ces prédateurs, soit directement si l’on en est victime, soit indirectement si l’on en a une connaissance certaine (de visu, de auditu). Ils excluent cependant de ce devoir les proches parents (certains disent jusqu’au quatrième degré, d’autres restreignent au deuxième degré), le solliciteur lui-même (nul n’est tenu de se dénoncer), ou le confesseur qui apprend la chose sous le sceau de la confession (tenu alors au secret sacramentel). S’il existe un inconvénient très grave à dénoncer le coupable, c’est-à-dire qui soit une conséquence certaine, inévitable et extrinsèque de la dénonciation, alors la victime n’est plus moralement tenue à cette dénonciation, sauf s’il existe un risque de scandale public. Dans ce cas, l’obligation morale refait surface.
Pie IX, en 1869, a précisé les contours de ce devoir de dénonciation, d’une part en exigeant qu’il soit exercé dans un délai d’un mois suivant la commission du crime, d’autre part en frappant de censure celui qui, sans raison, ne dénonce pas le clerc fautif. Cette Constitution apostolique Apostolicae Sedis moderationi a été lue et approuvée par le premier concile du Vatican (14 décembre 1869). Elle signifie que la sollicitude maternelle de l’Église est allée jusqu’à punir de l’excommunication latae sententiae (dont l’absolution n’était toutefois pas réservée au pape) celui qui sait mais qui se tait. La protection de la foi était une obligation juridique sévèrement sanctionnée, et certains crimes contre les mœurs, équiparés aux crimes contre la foi, recevaient le même traitement. Les loups déguisés en brebis n’ont pas de place au bercail.
Le Code de droit canonique de 1917 reprend ce legs ancien et contient cette prescription : « Suivant la norme des Constitutions apostoliques, spécialement celle de Benoît XIV, Sacramentum Poenitentia du 1er juin 1741, le pénitent doit dénoncer dans le mois à l’Ordinaire du lieu ou au S. Office le prêtre coupable du délit de sollicitation dans la confession, et le confesseur est obligé gravement en conscience d’avertir le pénitent de ce devoir. » La procédure à suivre est alors la voie judiciaire : l’évêque, par son official, constitue un tribunal devant lequel le dénonciateur doit renouveler ses déclarations en présence d’un notaire. Cette voie procédurale, choisie par Benoît XIV et prorogée par une instruction du Saint-Office du 20 février 1866, exclut la possibilité d’appliquer des sanctions seulement disciplinaires. Elle offre alors toutes les garanties, tant au dénonciateur (qui n’est pas interrogé sur les suites qu’il a données à la sollicitation) qu’à l’accusé (qui ne sera puni que si la preuve du délit est constituée). Les dénonciations anonymes sont rejetées, mais la gravité du crime fait que, par exception, un témoignage unique peut servir de preuve, s’il y a par ailleurs des indices et des commencements de preuve (§10). Cette règle est explicitée par la coutume du Saint-Office de ne procéder judiciairement qu’à la troisième dénonciation, les deux premières faisant de l’accusé un suspect placé sous surveillance (§11). La règle canonique est doublée du devoir des confesseurs d’informer les pénitents de la marche à suivre en cas d’abus.
Malheureusement, ces justes prescriptions ont disparu du Code de droit canonique de 1983 (alors que le délit d’accusation calomnieuse d’un confesseur a été maintenu, can. 982), tout comme la notion de suspicion d’hérésie. Ainsi que le dénonce aujourd’hui vigoureusement celui qui fut le pape Benoît XVI, « […] les attitudes conciliaires étaient comprises comme le fait d’avoir une attitude critique négative à l’égard de la tradition existant jusqu’alors […]», et certains évêques « […] rejetèrent la tradition catholique dans son ensemble, cherchant à faire advenir une nouvelle forme moderne de “catholicité“ dans leurs diocèses ». Au niveau de l’Église universelle, cela s’est traduit par l’avachissement partiel du droit canonique dont le nouveau Code «[…] ne semblait pas suffire pour prendre les mesures nécessaires ». Comme le dit à mots couverts l’ancien préfet du Saint-Office, « Rome et les canonistes romains eurent dans un premier temps des difficultés à prendre en compte ces préoccupations […] ». Ce « […] problème fondamental de perception de la loi pénale » n’a été que partiellement résolu, au niveau de la punition des délinquants (Normae de gravioribus delictis de 2011), mais non de la recherche des délinquants.
Aussi, au lieu d’accabler l’Église de maux dont elle n’est pas la cause (Benoît XVI a justement pointé du doigt la révolution sexuelle ad extra et l’abandon de la loi naturelle par des clercs renégats ad intra), il serait profitable de voir ce qu’elle propose aujourd’hui (ultimement la réduction à l’état laïc, can. 290, et l’excommunication des coupables, can. 1387, l’obligation morale de dénoncer les coupables), de se conformer à ce qu’elle dispose (la forme actuelle de nombre de « confessionnaux » déroge au can. 964, §2 : l’absence de séparation physique entre le pénitent et le confesseur n’est pas sans offrir des possibilités supplémentaires aux solliciteurs), voire restaurer ce qu’elle a proposé par le passé (l’obligation juridique de dénoncer les coupables, la suspicion d’hérésie). Ainsi, le droit canonique montre son visage et sa finalité, « […] le salut des âmes qui doit toujours être dans l’Église la loi suprême » (can. 1752).