Un traité sur Jeanne d’Arc venu du Moyen Âge

Publié le 06 Fév 2014
Un traité sur Jeanne d’Arc venu du Moyen Âge L'Homme Nouveau

La figure de sainte Jeanne d’Arc a fait couler beaucoup d’encre depuis sa mort sur le bûcher en 1431. Un jeune historien a exhumé le traité d’un évêque contemporain de la Pucelle qui révèle beaucoup sur les interrogations de l’époque à propos de cette jeune fille hors du commun.

Vous avez fait paraître la traduction française d’un document inédit, De la venue de Jeanne, de Jacques Gélu (Presses universitaires de Provence, 184 p., 18 €.). De quoi s’agit-il ?

Olivier Hanne : Lorsque Jeanne d’Arc se présente à Charles VII pour libérer Orléans, de nombreux prélats s’inquiètent et se demandent si elle ne serait pas le jouet de forces démoniaques. Pour répondre à cette question et défendre la Pucelle, Jacques Gélu, archevêque d’Embrun, écrit ce traité au roi afin de prouver les vertus de Jeanne et ainsi légitimer sa mission militaire. Le texte se place aussi sur le terrain théologique : comment penser rationnellement l’intervention divine en faveur de Charles VII à travers une jeune fille ? Pour y parvenir, Jacques Gélu, qui a été formé à l’Université de Paris, développe une argumentation qui suit les quatre causes aristotéliciennes : Dieu doit-Il intervenir dans le conflit entre l’Angleterre et la France (cause finale) ? Convient-il qu’Il agisse à travers un être humain – et en l’occurrence une femme – plus que par un ange (cause matérielle) ? Comment reconnaître si les œuvres de la Pucelle viennent de Dieu ou du diable (cause efficiente) ? Faut-il enfin faire la guerre aux Anglais ou laisser Dieu libérer le royaume par miracle (cause formelle) ?

Ce texte date de l’époque de Jeanne d’Arc. Quelle a été la destinée de ce document ?

Le traité n’eut aucun succès, puisqu’il n’est connu que par deux manuscrits du XVe siècle et que le procès de réhabilitation en 1456 ne prit pas la peine de le mentionner. Le problème est que ce texte suit les règles de la scolastique universitaire. Sa portée est théologique. Ainsi, l’auteur s’interroge longuement sur la nature des actions démoniaques. Son but est de montrer que les œuvres de Jeanne ne correspondent pas à la définition du « fait diabolique », et donc que le roi peut lui faire confiance. Mais de tels développements, intellectuellement passionnants, n’avaient aucune utilité pour la cour, qui avait besoin d’arguments concrets et efficaces.

Jacques Gélu est d’abord « circonspect » vis-à-vis de Jeanne d’Arc. Qu’est-ce qui le retourne ?

En entendant parler de Jeanne vers février-mars 1429, il écrit au roi pour l’inviter à se méfier de celle qui pourrait être – selon ses mots – « une vraie boîte à poisons ». Qu’elle ne s’entretienne donc pas avec le roi seul à seul ! Toutefois, parce qu’il sait que Dieu se sert aussi des humbles, l’archevêque conseille à Charles VII de ne pas la repousser et d’en attendre un signe. La libération d’Orléans fin mai est ce signe qui retourne Jacques Gélu et le pousse à rédiger ce traité. Après l’arrestation de Jeanne, il écrira vainement au roi pour l’inciter à obtenir sa libération.

Vous écrivez qu’il s’agit là à la fois d’un ouvrage de propagande et d’un ouvrage d’une portée morale. Qu’est-ce à dire ?

La Pucelle n’intéresse qu’en partie le prélat, qui s’applique surtout à démontrer l’intervention de la Providence dans les affaires humaines. Dieu est venu à travers elle au secours du roi. Théologien, canoniste et pasteur, Jacques Gélu manie avec rigueur des concepts scolastiques sans rapport avec le climat d’enthousiasme qui entoure la jeune fille. L’archevêque ignore tout de celle dont il prétend justifier la venue mais qu’il n’a jamais vue. Loin de défendre une personne, il se fait l’avocat de la cause de Charles VII dont il veut prouver que les prières ont reçu leur réponse. Avec le confesseur du roi, l’auteur appartient à un petit groupe de clercs qui ont élaboré des dossiers de prophéties envoyés dans tout le royaume. En épluchant les recueils d’anciens oracles, ils parviennent à prouver que Jeanne est en train de les accomplir, notamment cette prophétie du XIIe siècle : « Une vierge venue de la forêt de chênes chevauchera contre le dos du Sagittaire (l’Anglais) et elle tiendra secrète la fleur de sa virginité (le lys de France). » En quelques semaines, grâce aux contacts diplomatiques et commerciaux de la cour, ces dossiers parviennent en Italie, en Allemagne et à Rome. Il y a de toute évidence une propagande active en faveur de Jeanne.

L’ouvrage a aussi une portée morale, car le préambule définit le texte comme un « miroir » offert à Charles VII. Au Moyen Âge, les miroirs sont des manuels de bon gouvernement destinés aux souverains. Or, en exhortant le roi à se soumettre à la volonté divine et à son instrument – Jeanne –, l’archevêque d’Embrun lui propose un modèle de comportement vertueux. Le roi doit s’abandonner à la Providence et rechercher la paix entre ses sujets.

On est étonné de voir un évêque de l’époque défendre la possibilité du port d’un vêtement masculin par Jeanne d’Arc, et ce, avant même le procès ?

C’est l’un des points gênants de l’aventure johannique pour les clercs de la cour. L’inversion vestimentaire est aussi grave que l’inversion sexuelle ou sociale. Jeanne transgresse les interdits bibliques et sociaux. Pourtant, Jacques Gélu et le grand théologien Jean Gerson ont tous deux défendu le port de l’habit d’homme à propos de Jeanne. Celle-ci assure avoir obéi au commandement de Dieu. Gélu, lui, préfère y voir une modalité pratique de son épopée : « C’était ce qui convenait le mieux, en raison de la promiscuité avec des hommes et non des femmes. Parce qu’elle partage la même vie que d’autres hommes, il est nécessaire de par les lois qu’elle vive la même discipline qu’eux. » Cependant la question n’était pas réglée et suivra Jeanne jusqu’au procès.

Quel est l’intérêt d’un tel document pour l’historien et l’homme d’aujourd’hui alors qu’il ne semble pas avoir convaincu l’entourage de Charles VII ni avoir servi pendant les procès ?

C’est un texte exceptionnel par la date de sa rédaction. Achevé en juin 1429, il est l’une des très rares sources immédiatement contemporaines de l’épopée, avant que ­celle-ci ne se termine par l’échec et le bûcher. Il montre quelle était l’opinion des lettrés face à l’arrivée de la Pucelle et par quelles méthodes intellectuelles ils pouvaient juger une telle aventure. Pourtant, cette science universitaire, devenue stérile au XVe siècle, parvint aussi à condamner Jeanne, puisque Pierre Cauchon avait reçu une formation identique à celle de Jacques Gélu.

Vous êtes aussi l’auteur d’une biographie de Jeanne d’Arc qui a été rééditée dans une édition augmentée (Jeanne d’Arc, Bernard Giovanangeli Éditeur, 256 p., 19 €). Comment percevez-vous Jeanne d’Arc ?

Jamais l’Histoire n’aurait dû s’intéresser à elle : une femme, jeune, paysanne, illettrée, habitant loin du cœur du royaume, sans réseaux sociaux. Elle appartient exactement aux catégories que les sources négligent. Or, on possède des milliers de pages à son propos… Mais ­elle est plus qu’un objet d’étude. Je pensais, après avoir écrit cette biographie en 2007 et l’avoir rééditée récemment, que j’en aurais fini avec le sujet. Mais Jeanne est un personnage obsédant. En continuant mes recherches sur le Moyen Âge dans d’autres domaines, je ne pouvais m’empêcher de toujours comparer avec elle, avec les textes que j’avais lus à son sujet, de relire ses déclarations au procès. J’ai le sentiment qu’elle fait partie de ces personnages qui hantent toujours l’historien.

Y a-t-il vraiment des sources sérieuses pour étudier la vie de la Pucelle d’Orléans et proposer un livre sur son existence ?

On a parlé de complots, de mise en scène, d’une Jeanne qui ne serait pas morte sur le bûcher. Tout cela ne tient pas en raison de la documentation disponible. Nous possédons tout d’abord les minutes du procès de 1431, en français et en latin, où les déclarations de Jeanne sont notées avec précision. Puis les actes du second procès, celui en réhabilitation, où ont comparu près de deux cents personnes dont les témoignages ont été retranscrits. À cela, il faut ajouter une cinquantaine de chroniques, françaises, bourguignonnes ou étrangères qui évoquent l’épopée johannique. Et enfin, des poèmes, des dizaines de lettres et quelques traités, comme ­celui-ci. L’ensemble forme une masse exceptionnelle qui ne peut être mise en doute, ce qui n’exclut pas les analyses critiques, si elles obéissent à des méthodes sérieuses.

Vous semblez intéressé par le côté humain de Jeanne d’Arc, voire ses faiblesses. L’historien refuse-t-il de voir en elle une sainte ?

Les faiblesses sont souvent plus porteuses de sens que les forces d’un personnage. Elles permettent de mieux le situer dans le jeu complexe des représentations qu’il suscite en son temps ou de nos jours. Ainsi, l’historien ne peut se prononcer sur la sainteté de Jeanne, mais s’intéresse plutôt à la perception qu’en avaient les gens du Moyen Âge : Qu’est-ce qu’une sainte au XVe siècle ? Jeanne correspond-elle à leurs critères ? Car il est évident que les canons de la sainteté ont considérablement varié depuis la naissance du christianisme. Jusqu’au Ve siècle, seul le martyre fait le saint ; durant le Haut Moyen Âge, la figure du moine ou de l’ermite domine ; puis aux XIIe-XIIIe siècles, celle du pauvre comme François d’Assise ; au-delà du XIIIe siècle, la papauté contrôle et définit la procédure de canonisation et centre la définition du saint autour des vertus exemplaires, le miracle devenant secondaire. Concernant Jeanne, sa « sainteté » ne correspondait nullement aux critères de l’Église, mais répondait en revanche à l’enthousiasme de la population. Le soir de sa mort, un soldat anglais s’enivre dans une taverne de Rouen en disant : « Nous avons brûlé une sainte. » On pourrait dire que l’institution et la ferveur populaire n’avaient pas la même définition de sa sainteté. C’est ce hiatus qui attire l’historien…

Les droits d’auteur du livre d’Olivier Hanne seront reversés à la Fondation Jérôme Lejeune.

Sur le même sujet, voir : Ils ont écrit sur Jeanne d’Arc, un hors série de L’Homme Nouveau.

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