Mgr Dominique Lebrun : jusqu’où l’État peut-il intervenir dans les affaires de l’Église ?

Publié le 04 Mai 2020
Mgr Dominique Lebrun : jusqu'où l'État peut-il intervenir dans les affaires de l'Église ? L'Homme Nouveau

Les fidèles catholiques devront-ils vraiment attendre le 2 juin pour accéder aux sacrements ? N’est-il pas possible de mettre en place des mesures sanitaires ? L’État est-il légitime lorsqu’il interdit l’exercice du culte ? De nombreuses questions se posent en cette période exceptionnelle mais les mesures adoptées par le gouvernement à cause du Coronavirus mettent en lumière des questions plus profondes, justement sur l’articulation des autorités politique et religieuse comme par exemple la difficulté que pose l’obligation du mariage civil avant le mariage religieux. 

 

Entretien avec Mgr Dominique Lebrun, archevêque de Rouen
Propos recueillis par Odon de Cacqueray

 

Lors d’échanges préalables aux annonces du Premier Ministre, Mgr Éric de Moulins-Beaufort a transmis les propositions de la Conférence des évêques de France. Avez-vous l’impression qu’elles ont été prises en compte ? 

Au moment où le Premier Ministre a parlé, il n’a pas évoqué ces échanges préalables. D’où une grande surprise de notre côté, plutôt désagréable, qui explique que plusieurs d’entre nous ont réagi avec une certaine vivacité. La liberté de culte ne peut pas être considérée comme la dernière roue du carrosse de la nation française. Depuis, nous avons eu un nouveau contact et l’assurance que le dialogue repartirait à partir des propositions faites par la Conférence des évêques de France pour que nous puissions assister à la messe dans le respect de la santé publique. Notre travail conjoint avec le gouvernement avait été réalisé à son initiative. Il nous avait été demandé comment nous envisagions la reprise du culte en fonction des orientations de l’époque : le taux de remplissage des églises et l’empêchement de passer d’une région à une autre. 

Nous avons appris qu’il n’y aurait sûrement pas de reprise du culte avant le 2 juin. Pourquoi n’y a-t-il pas eu de recours juridique pour faire respecter cette liberté de culte ? 

Si vous m’interrogez en ce qui concerne la Conférence des évêques, je ne sais pas à ce stade. Pour ce qui est de ma responsabilité, au niveau de mon diocèse, il me semble que nous sommes dans une situation exceptionnelle : le dialogue n’est pas rompu. J’ai d’ailleurs une bonne communication avec le préfet de ma région. Il faut donc continuer le dialogue sans exclure les moyens juridiques. Un sujet important est levé, sur lequel il faudra se pencher : comment se combine cette liberté de culte avec des mesures sanitaires dont tout le monde s’accorde à dire qu’elles peuvent et doivent être prises, en s’imposant à tous. Il y a là une question difficile et délicate : jusqu’où peut entrer l’autorité étatique dans le déroulement même de nos célébrations ? L’État est légitime pour annoncer : « il y a un danger sanitaire à se réunir ou à se déplacer à plus de 100 mètres de son domicile, etc. » Ces règles s’imposent. Mais la façon dont ces mesures se répercutent sur le déroulement liturgique et rituel nous incombe. Je pense que lors des dernières discussions, il y avait un accord de principe sur ces aspects. Les mesures annoncées concernent la limitation des déplacements inter-régionaux et des contacts, le respect des distances physiques et des gestes barrières. D’une manière assez légitime, notre culte étant public, l’État nous demande comment nous allons faire respecter ces mesures. Nous devons continuer à dialoguer pour trouver un accord. 

Le Président de la République a organisé une réunion avec les représentants des grandes religions. Lors de cette réunion, les responsables de la Franc-maçonnerie ont également été conviés. Que vous inspire ce mélange des genres ? Pourquoi n’y a-t-il pas eu de protestations de la part des évêques ? 

J’ai trois niveaux de réactions face à cette information. Au premier niveau, je suis un peu mal à l’aise. Ensuite, je me dis « tant mieux ! », cette réunion va permettre de nous connaître et de dialoguer. Jésus n’a jamais refusé d’être dans aucun lieu, y compris ceux qui lui étaient hostiles. Enfin, je prends acte de ce que la plus haute autorité de l’État, pour réfléchir aux décisions un peu philosophiques (puisqu’il ne s’agissait pas de discuter de la reprise du culte), pense qu’il est bon de dialoguer avec des opinions contraires. C’est cette autorité qui prend la responsabilité de cette invitation et j’apprécie que nous répondions à ce genre d’invitations. Notre présence n’exclut pas que nous demandions des rencontres plus spécifiques aux cultes, des réunions avec les représentants chrétiens, voire un dialogue plus précis avec l’Église catholique elle-même. Actuellement, l’ensemble de ces niveaux fonctionne. 

Avec l’absence de célébrations de mariages civils en bien des endroits, les mariages religieux ne sont plus possibles. Mgr Di Falco a parlé d’une occasion de remettre en cause l’obligation du mariage civil avant le mariage religieux. Que pensez-vous de sa proposition ? 

Il ne vous a pas échappé que la loi elle-même a déjà remis en cause l’obligation du mariage civil avant le mariage religieux. L’article 433-21 du Code pénal dit bien : « Tout ministre d’un culte qui procédera, de manière habituelle, aux cérémonies religieuses de mariage sans que ne lui ait été justifié l’acte de mariage préalablement reçu par les officiers de l’état civil sera puni de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende. » Il est donc possible de célébrer exceptionnellement un mariage religieux sans que le mariage civil ait été célébré préalablement. Quand la question m’est posée, j’insiste donc sur le fait qu’il ne s’agit pas de changer la loi ou le principe. 

Le point qui pose problème dans notre pays, c’est l’absence de reconnaissance des effets civils du mariage religieux. Il y a là une question qu’il faut sans doute poser au long cours. Mais il serait malvenu de prétexter d’une situation d’exception pour ne plus reconnaître le mariage civil à notre tour. Il me semble d’ailleurs que les autorités de l’État ont annoncé qu’en cas d’urgence il pourrait y avoir des mariages civils (militaires partant en opérations extérieures par exemple). J’ai dit aux prêtres qui m’ont posé la question : vous appliquez votre bon sens : s’il y a une situation d’exception, eh bien ! vous savez que la loi tolère la célébration du mariage religieux. Peut-être qu’un certain nombre de prêtres ou de fidèles ignore cette possibilité. Il faut être attentif à cette possibilité, pour le bien des fidèles. L’objectif n’étant pas de passer outre le mariage civil. 

Néanmoins, le simple fait que le mariage civil doive habituellement être célébré avant le mariage religieux pose un problème en soi. Après le confinement, ne faudra-t-il pas saisir l’occasion de remettre en cause cette obligation ? 

Comme je le disais plus haut, je ne crois pas que ce soit une bonne « occasion ». Le problème n’est pas lié à l’antériorité du mariage civil, mais bien aux effets civils du mariage religieux. C’est la question du double mariage à laquelle il faut s’intéresser. Je ne suis pas intéressé par le fait d’avoir un mariage religieux avant le mariage civil. 

Hiérarchiquement, il est tout de même dérangeant que le droit civil prenne le pas sur le droit de l’Église. 

Ce n’est pas le sujet. Dans le mariage, il y a des effets civils qui doivent être pris en compte par le mariage religieux. Notre mariage religieux est incomplet parce qu’il ne produit pas d’effets civils, parce que l’État lui refuse cette reconnaissance des effets civils. Il n’y a pas deux mariages pour un chrétien. Il ne s’agit pas de mettre en concurrence deux mariages. Il s’agit simplement de s’intéresser à la façon dont se fait un mariage. En Italie, en Espagne, il n’y a pas deux mariages, il y a un mariage, religieux ou civil, qui produit à chaque fois des effets civils. 

Un autre sacrement est rendu difficile d’accès, le baptême. Y a-t-il encore des baptêmes dans votre diocèse malgré le confinement ? 

En cas d’urgence bien entendu des baptêmes peuvent encore être célébrés. À ma connaissance, il n’y a eu que des baptêmes par des prêtres, bien qu’in articulo mortis n’importe qui puisse baptiser. Les baptêmes célébrés dans mon diocèse répondaient à un désir de célébration rapide du sacrement, peut-être parce qu’il y avait une maladie. Pour les nouveau-nés, je préconise d’attendre la fin du confinement. Néanmoins, je renvoie à l’appréciation des pasteurs. Je préfère que les situations soient appréhendées au cas par cas. 

Nous attendons de savoir s’il faudra attendre le 2 juin pour assister de nouveau physiquement à la messe. S’il n’y a pas d’accord sur une date préalable, proposerez-vous d’autres moyens d’apporter la messe et la communion aux fidèles ? 

Je ne suis pas sûr que les mesures sanitaires et particulièrement les distances physiques puissent être respectées lors de messes domestiques. Il me semble même que ce serait plus dangereux qu’une messe célébrée dans une église. Je n’y suis donc pas, de prime abord, favorable. La question se pose de donner la communion, avec les mêmes difficultés de distanciation physique. Pour l’instant, je réfléchis à ce sujet et je n’ai pas encore pris de décision. Nous sommes dans une situation évolutive, le gouvernement va vraisemblablement regarder la situation après le 11 mai. Dans les semaines qui vont suivre, nous allons savoir si les transports, l’école, les commerces engendrent une reprise de l’épidémie ou pas. Je ne peux donc pas dire pour l’instant : « Si nous n’avons pas l’autorisation de reprendre le culte public à telle date, je prendrai telle mesure ».

Le Concile de Trente nous rappelle l’importance de l’accès aux sacrements pour les fidèles, puisqu’ils permettent l’accès au Salut. Comment l’Église peut-elle faire entendre cette voix dans une société laïque ?

Le Catéchisme de l’Église Catholique dit les choses un peu différemment en disant que beaucoup sont sauvés sans que nous sachions comment, si ce n’est par le Christ lui-même. En toute rigueur, ce ne sont pas les sacrements qui sauvent, c’est le Christ. Pour ceux qui ont la foi, qui sont entrés dans l’initiation chrétienne, les sacrements sauvent. Mais il nous faut comprendre que bien des personnes qui ne L’ont pas connu sont sauvées par le Christ lui-même. Attention à ne pas isoler une affirmation du Concile de Trente. D’ailleurs, ce concile ne dit pas combien de communions par jour, par semaine ou par an doivent être distribuées aux fidèles si ce n’est la communion pascale. Il faut se « détendre » par rapport à cette pratique des sacrements puisque nous pouvons dire qu’un seul baptême sauve, une seule communion sauve. Nous sommes pour l’instant dans un « jeûne eucharistique », même si je trouve cette expression un peu difficile, d’autant plus que je ne la vis pas moi-même. N’oublions pas que les prêtres et les évêques célèbrent l’eucharistie tous les jours.

Est-ce que l’Église peut encore réussir à faire comprendre au pouvoir civil l’importance de l’accès aux sacrements pour les fidèles catholiques ?

Nous avons l’impression que l’autorité publique ne comprend plus qu’être catholique pratiquant est plus qu’un simple loisir, comme aller au cinéma le dimanche matin. Les politiques ne se rendent pas non plus compte que, mystérieusement, la pratique religieuse peut avoir des effets bénéfiques pour la nation et peut même avoir une incidence sur la reprise économique. C’est cette prise de conscience qui m’a le plus bouleversé lors de l’annonce du Premier ministre, celui-ci pense sauver l’économie uniquement par l’économie. Alors que, justement, le Sras-Covid-19 qui a mis à terre tous les plans économiques peut permettre le retour de la nation française dans sa globalité. Pour moi, redonner l’accès au culte, c’est favoriser la nation française. 

Je constate que nos interlocuteurs ont du mal à l’entendre et à le comprendre. Peut-être à cause de positions personnelles de certains d’entre eux. Il faut en prendre acte. Mais il faut essayer d’expliquer, par nos témoignages, que la messe est un endroit où chacun est reçu dans toute sa dignité humaine et peut s’unir au Christ. L’église est le lieu où se donnent et se reçoivent les sacrements, c’est également un lieu de charité où nous sommes frères et sœurs dans le Christ et où la fraternité entre tous éclôt. 

Dans votre communiqué du 13 mars 2020, vous rappeliez les mesures d’hygiènes demandées par la CEF, avec entre autres la communion exclusivement donnée dans la main et non dans la bouche. Des canonistes (1) soulignent les problématiques liées à cette demande en particulier, un texte de la Congrégation pour le Culte Divin (2) semble indiquer que cette décision n’est pas du ressort des évêques. Lors du retour de la possibilité d’assister à la messe et de communier, les fidèles pourront-ils de nouveau communier dans la bouche ?

Honnêtement, je ne sais pas. C’est une question douloureuse parce que je sais que c’est très important pour des fidèles. J’essaie d’y voir clair, mais je ne suis pas encore en mesure d’y répondre. Vous rappeliez une prise de position de la Congrégation pour le Culte Divin, dont je n’ai pas connaissance, qui sans doute, comme c’est son habitude, était une position ciblée en réponse à quelqu’un qui l’interroge. Cette même congrégation a autorisé de façon exceptionnelle les absolutions collectives… Elle a également demandé aux différentes Conférences des évêques de se prononcer sur certains points tels que les célébrations dans les monastères… Il me semble que nous sommes encore dans le cadre de ces mesures exceptionnelles et donc il nous faudra prendre nos responsabilités le moment venu. 

Cette épidémie va-t-elle modifier l’organisation de votre diocèse ? 

Le plus clair pour moi, c’est une prise de conscience nouvelle de l’église domestique. Chez soi, il y a une petite église domestique. C’est sûrement davantage vrai dans des familles où il est possible de partager la foi, mais j’ai eu de nombreux témoignages d’enfants du catéchisme qui sont majoritairement dans des familles où tout le monde n’a pas la même pratique religieuse, où les habitudes de prières collectives sont parfois inexistantes, et j’ai eu l’impression que même s’il y a eu un engouement dans un premier temps pour suivre les offices par le biais des retransmissions, certains n’ont pas trouvé ce moyen de prier satisfaisant, et ont préféré allumer une bougie, lire la Sainte Écriture, prier un psaume, réciter le chapelet. J’espère que le virus laissera cette trace parmi tous ceux qui sont des disciples de Jésus. 

  1. P Réginald-Marie Rivoire, HN 1707
  2. Prot N. 655/09/L

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