Exclu : Covid-19 et culte chrétien, une lettre du cardinal Sarah

Publié le 08 Mai 2020
Exclu : Covid-19 et culte chrétien,  une lettre du cardinal Sarah L'Homme Nouveau

Préfet de la Congrégation pour le Culte divin et la discipline des Sacrements, le cardinal Robert Sarah a confié à l’Homme Nouveau la publication en langue française de sa lettre sur « sur le culte catholique en ces temps d’épreuves ».

 Dans de nombreux pays, l’exercice du culte chrétien est perturbé par la pandémie de covid-19. Les fidèles ne peuvent se réunir dans les églises, ils ne peuvent participer sacramentellement au sacrifice eucharistique. Cette situation est source d’une grande souffrance. Elle est aussi une occasion que Dieu nous donne pour mieux comprendre la nécessité et la valeur du culte liturgique. Comme Cardinal Préfet de la Congrégation pour le Culte divin et la Discipline des sacrements, mais surtout en profonde communion dans l’humble service de Dieu et de son Eglise, je désire offrir cette méditation à mes frères dans l’épiscopat et le sacerdoce et au peuple de Dieu pour essayer de tirer quelques enseignements de cette situation.

Un culte suspendu ?

On a parfois dit que, à cause de l’épidémie et du confinement décrété par les autorités civiles, le culte public était suspendu. Ce n’est pas exact.

Le culte public est le culte que rend à Dieu le Corps mystique tout entier, Tête et membres, comme le rappelle le concile Vatican II :

« Effectivement, pour l’accomplissement de cette grande œuvre par laquelle Dieu est parfaitement glorifié et les hommes sanctifiés, le Christ s’associe toujours l’Église, son Epouse bien-aimée, qui l’invoque comme son Seigneur et qui passe par lui pour rendre son culte au Père éternel. C’est donc à juste titre que la liturgie est considérée comme l’exercice de la fonction sacerdotale de Jésus Christ, exercice dans lequel la sanctification de l’homme est signifiée par des signes sensibles, est réalisée d’une manière propre à chacun d’eux, et dans lequel le culte public intégral est exercé par le Corps mystique de Jésus Christ, c’est-à-dire par le Chef et par ses membres. Par conséquent, toute célébration liturgique, en tant qu’œuvre du Christ prêtre et de son Corps qui est l’Église, est l’action sacrée par excellence dont nulle autre action de l’Église ne peut atteindre l’efficacité au même titre et au même degré » (Sacrosanctum Concilium 7).

Ce culte est rendu à Dieu chaque fois qu’il est offert au nom de l’Église par les personnes légitimement députées et selon les actes approuvés par l’autorité de l’Église (Code de Droit Canonique, c 834).

Ainsi, chaque fois qu’un prêtre célèbre la messe ou la liturgie des heures, même s’il est seul, il offre le culte public et officiel de l’Église en union avec son Chef, le Christ et au nom du Corps tout entier. Il est nécessaire de rappeler cette vérité pour commencer. Elle nous permettra de mieux dissiper certaines erreurs.

Bien entendu, pour trouver son expression pleine et manifeste, il est heureux que ce culte puisse être célébré avec la participation d’une communauté de fidèles du peuple de Dieu. Mais il peut arriver que cela ne soit pas possible. L’absence physique de la communauté n’empêche pas la réalisation du culte public même si elle l’ampute d’une partie de sa réalisation. Ainsi, il serait erroné de prétendre qu’un prêtre doit s’abstenir de la célébration de la messe en l’absence de fidèles. Au contraire, dans les circonstances actuelles où le peuple de Dieu se trouve empêché de s’unir sacramentellement à ce culte, le prêtre est davantage tenu à la célébration quotidienne. En effet, dans la liturgie, le prêtre agit in personna Ecclesiae, au nom de toute l’Église et in personna Christi, au nom du Christ, Tête du corps pour rendre un culte au Père très bon, il est l’ambassadeur, le délégué de tous ceux qui ne peuvent être là.

Aucune autorité séculière ne peut suspendre le culte public de l’Église

On comprend dès lors qu’aucune autorité séculière ne saurait suspendre le culte public de l’Église. Ce culte est une réalité spirituelle sur laquelle l’autorité temporelle n’a aucune prise. Ce culte continue partout où une messe est célébrée, même sans l’assistance du peuple rassemblé. Il revient en revanche à cette autorité civile d’interdire les rassemblements qui seraient dangereux pour le bien commun au vue de la situation sanitaire. Il est également de la responsabilité des évêques de collaborer avec ces autorités civiles dans la plus parfaite franchise. Il était donc probablement légitime de demander aux chrétiens de s’abstenir, pour un temps court et limité, de se rassembler. Il est en revanche inacceptable que les autorités en charge du bien politique se permettent de juger du caractère urgent ou non urgent du culte religieux et interdisent l’ouverture des églises, ce qui permettrait aux fidèles de prier et de se confesser et de communier, du moment que les règles sanitaires sont respectées. Comme « promoteurs et gardiens de toute la vie liturgique », il revient aux évêques de réclamer fermement et sans retard le droit à des rassemblements dès qu’ils deviennent raisonnablement possibles. En cette matière, l’exemple de Saint Charles Borromée peut nous éclairer. Lors de la peste de Milan, il appliquait dans les processions les strictes mesures sanitaires préconisées par l’autorité civile de son temps qui ressemblaient aux mesures-barrières de notre époque. Les fidèles chrétiens ont aussi le droit et le devoir de défendre fermement et sans compromission leur liberté de culte. Une mentalité sécularisée considère les actes religieux comme des activités secondaires au service du bien-être des personnes, à l’instar des loisirs et des activités culturelles. Cette perspective est radicalement fausse. La louange et l’adoration sont objectivement dues à Dieu. Nous lui devons ce culte parce qu’il est notre Créateur et notre Sauveur. L’expression publique du culte catholique n’est pas une concession de l’État à la subjectivité des croyants. Elle est un droit objectif de Dieu. Elle est un droit inaliénable de chaque personne. « Le devoir de rendre à Dieu un culte authentique concerne l’homme individuellement et socialement. » (Catéchisme de l’Église catholique, 2105) C’est là « la doctrine catholique traditionnelle sur le devoir moral des hommes et des sociétés à l’égard de la vraie religion et de l’unique Eglise du Christ », rappelle le concile Vatican II, (Dignitatis Humanae,  1).

Hommage aux prêtres, aux religieux et aux religieuses

Je voudrais donc rendre hommage aux prêtres, aux religieux et aux religieuses qui ont assuré la continuité du culte public catholique dans les pays les plus touchés par la pandémie. En célébrant dans la solitude vous avez prié au nom de toute l’Église, vous avez été la voix de tous les chrétiens montant vers le Père. Je veux aussi remercier tous les fidèles laïcs qui ont eu à cœur de s’associer à ce culte public en célébrant la liturgie des heures dans leur maison ou en s’unissant spirituellement à la célébration du Saint Sacrifice de la messe.

Certains ont critiqué la retransmission de ces liturgies par les moyens de communication tels la télévision ou internet. Il est indubitable que, comme l’a rappelé le Pape François, l’image virtuelle ne remplace pas la présence physique. Jésus est venu nous toucher en notre chair. Les sacrements prolongent sa présence jusqu’à nous. Il faut se souvenir que la logique de l’Incarnation, et donc des sacrements, ne peut se passer de la présence physique. Aucune retransmission virtuelle ne remplacera jamais la présence sacramentelle. A la longue, elle pourrait même être nuisible à la santé spirituelle du prêtre qui, au lieu de tourner son regard vers Dieu, regarde et parle à une idole : à une caméra, se détournant ainsi de Dieu qui nous a aimés jusqu’à livrer son Fils unique sur la croix pour que nous ayons la vie.

Toutefois, je veux remercier tous ceux qui ont œuvré à ces retransmissions. Elles ont permis à de nombreux chrétiens de s’unir spirituellement au culte public ininterrompu de l’Église. Elles ont en cela été utiles et fécondes. Elles ont aussi permis à de nombreuses personnes en recherche de trouver un soutien pour leur prière. Je veux rendre hommage à l’inventivité et à l’imagination des chrétiens qui ont dû se déployer dans l’urgence.

Je veux cependant attirer l’attention de tous sur certains risques. Les moyens de retransmission  virtuelle pourraient induire une logique de recherche du succès, de l’image, du spectacle ou de la pure émotion. Cette logique n’est pas celle du culte chrétien. Le culte ne vise pas à accrocher des spectateurs à travers une caméra. Il est dirigé et orienté vers le Dieu Trinité. Pour éviter ce risque, cette transformation du culte chrétien en spectacle, il importe de réfléchir à ce que Dieu nous dit à travers la situation actuelle.

L’exil

Le peuple chrétien s’est trouvé dans la situation du peuple hébreu en exil, privé de culte. Le prophète Ézéchiel nous enseigne le sens spirituel de cette suspension du culte hébraïque. Il nous faut relire ce livre de l’Ancien-Testament dont les paroles sont d’une grande actualité. Le peuple élu n’a pas su offrir à Dieu un culte vraiment spirituel, affirme le prophète. Il s’est tourné vers les idoles. « Ses prêtres ont violé ma loi et profané mes sanctuaires ; entre le sacré et le profane, ils n’ont pas fait de différence et ils n’ont pas enseigné à distinguer l’impur et le pur, … et j’ai été déshonoré parmi eux » (Ez 22, 26). Alors la gloire de Dieu a déserté temple de Jérusalem (Ez 10, 18).

Mais Dieu ne se venge pas. S’il laisse advenir les catastrophes naturelles sur son peuple, c’est toujours pour mieux l’instruire et lui offrir une grâce d’alliance plus profonde. (Ez 33, 11) Durant l’exil, Ézéchiel enseigne au peuple les modalités d’un culte plus parfait, d’une adoration plus vraie. (Ez chap 40 à 47). Le prophète laisse entrevoir un nouveau temple d’où coule un fleuve d’eau vive (Ez 47, 1). Ce temple symbolise, préfigure et annonce le Cœur transpercé de Jésus, le véritable temple. Ce temple est desservi par des prêtres qui n’auront pas d’héritage en Israël, pas de terre en propriété privée. « Vous ne leur donnerez pas de patrimoine en Israël, c’est moi qui serais leur patrimoine » (Ez 44, 28), dit le Seigneur.

Nous avons oublié la différence entre le sacré et le profane

Je crois que nous pouvons appliquer ces paroles d’Ézéchiel à notre temps. Nous non plus nous n’avons pas fait la différence entre le sacré et le profane.

Nous avons bien souvent méprisé le caractère sacré de nos églises. Nous les avons transformées en salles de concert, en restaurants ou dortoirs pour les pauvres, les réfugiés ou les sans-papiers. La Basilique Saint-Pierre et presque toutes nos cathédrales, expressions vivantes de la foi de nos ancêtres, sont devenues de grands musées, foulées aux pieds et profanées, devant nos yeux, par un lamentable défilé de touristes souvent incroyants et irrespectueux des lieux saints et du Temple saint du Dieu vivant. Aujourd’hui, à travers une maladie qu’il n’a pas positivement voulue, Dieu nous offre la grâce de sentir combien nos églises nous manquent. Dieu nous offre la grâce d’expérimenter que nous avons besoin de cette maison où il réside au milieu de nos villes et nos villages. Nous avons besoin d’un lieu, d’un édifice sacré, c’est-à-dire réservé exclusivement à Dieu. Nous avons besoin d’un lieu qui soit bien plus qu’un simple espace fonctionnel de rassemblement et de divertissement culturel. Une église est un lieu où tout est orienté vers la gloire de Dieu, le culte de sa majesté. N’est-il pas temps, en relisant le livre d’Ézéchiel, de retrouver le sens de la sacralité ? D’interdire les manifestations profanes dans nos églises ? De réserver l’accès à l’autel aux seuls ministres du culte ? De bannir les cris, les applaudissements, les conversations mondaines, la frénésie des photographies de ce lieu où Dieu vient habiter ?

« L’église n’est pas un local dans lequel tôt le matin a lieu une fois quelque chose, tandis qu’il demeurerait vide et «sans fonction» pour le reste de la journée. Dans le local qu’est l’église, il y a toujours l’Église puisque le Seigneur se donne toujours, puisque le mystère eucharistique demeure et puisqu’en nous avançant vers ce mystère, nous sommes toujours inclus dans le culte divin de toute l’Église croyante, priante et aimante. Nous connaissons tous la différence entre une église remplie de prières et une église devenue un musée. Aujourd’hui, nous courons le grand danger que nos églises deviennent des musées. » (Joseph Ratzinger, Eucharistie. Mitte der Kirche, Munich, 1978).

Nous pourrions répéter les mêmes mots à propos du dimanche, le jour du Seigneur, le sanctuaire de la semaine. Ne l’avons-nous pas profané en en faisant un jour de travail, un jour de pur divertissement mondain ? Aujourd’hui, il nous manque cruellement. Les jours se succèdent semblables les uns aux autres.

Réapprendre le culte en esprit et en vérité

 Nous devons entendre la parole du prophète qui nous reproche d’avoir « violé le sanctuaire ». Nous devons nous laisser réapprendre le culte en esprit et en vérité. Beaucoup de prêtres ont découvert la célébration sans présence du peuple. Ils ont ainsi expérimenté que la liturgie est principalement et avant tout « le culte de la divine majesté », selon les mots de Vatican II (SC 33). Elle n’est pas d’abord un exercice pédagogique ou missionnaire. Ou plutôt, elle ne devient vraiment missionnaire que dans la mesure où elle est tout entière ordonnée à « la parfaite glorification de Dieu » (SC 5).

 En célébrant seuls, les prêtres n’avaient plus sous les yeux le peuple chrétien, ils ont alors pris conscience que la célébration de la messe s’adresse toujours au Dieu Trinité. Ils ont tourné leur regard vers l’Orient. Car « c’est de l’Orient que vient la propitiation. C’est de là que vient l’homme dont le nom est Orient, qui est devenu médiateur entre Dieu et les hommes. Par là, vous êtes donc invités à toujours regarder vers l’Orient, où se lève pour vous le Soleil de Justice, où la lumière apparaît toujours pour vous », nous dit Origène dans une homélie sur le Lévitique. La messe n’est pas un long discours adressé au peuple mais une louange et une supplication adressées à Dieu.

 La mentalité occidentale contemporaine, façonnée par la technique et fascinée par les médias, a parfois voulu faire de la liturgie une œuvre de pédagogie efficace et rentable. Dans cet esprit, on a cherché à rendre les célébrations conviviales et attractives. Les acteurs liturgiques, animés par des motivations pastorales, ont parfois voulu faire œuvre didactique en introduisant dans les célébrations des éléments profanes ou spectaculaires. N’a-t-on pas vu fleurir témoignages, mises en scènes et autres applaudissements ? On croit ainsi favoriser la participation des fidèles, on réduit en fait la liturgie à un jeu humain. Le risque est réel de ne laisser aucune place à Dieu dans nos célébrations. Nous courons la tentation des Hébreux dans le désert. Ils cherchèrent à se créer un culte à leur mesure et à leur hauteur humaine, n’oublions pas qu’ils finirent prosternés devant l’idole du veau d’or qu’ils avaient eux-mêmes fabriqué !

Attention à la logique du spectacle

Nous devons prendre garde : la multiplication des messes filmées pourrait accentuer cette logique de spectacle, cette recherche d’émotions humaines. Le pape François a invité avec force les prêtres à ne pas devenir des hommes de spectacle, des showmasters. Dieu s’est incarné pour que le monde ait la vie : Dieu n’est pas venu dans notre chair pour le plaisir de nous impressionner ou de se donner en spectacle, mais bien pour nous partager la plénitude de sa vie. Jésus, qui est le Fils du Dieu vivant (Mt 16, 16) et à qui le Père a donné de posséder la vie en lui-même (Jn 5, 26) n’est donc pas venu seulement pour apaiser le courroux de son Père ou effacer une dette quelconque. Il est venu pour qu’on ait la vie et qu’on l’ait en abondance. Et il nous donne cette plénitude de vie en mourant sur la croix. C’est pourquoi au moment où le prêtre, dans une véritable identification au Christ et avec humilité, célèbre la sainte Messe, il doit pouvoir dire : « Je suis crucifié avec le christ. Je vis, mais ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 19-20). Il doit disparaître derrière Jésus Christ et laisser le Christ être en contact direct avec le peuple chrétien. Le prêtre doit donc devenir un instrument qui laisse transparaître le Christ. Il n’a pas à rechercher la sympathie de l’assemblée en se posant face à elle comme son interlocuteur principal. Entrer dans l’esprit du Concile suppose au contraire de s’effacer, de renoncer à être le point focal. L’attention de tous doit se tourner vers le Christ, vers la croix, véritable centre de tout culte chrétien. Il s’agit de laisser le Christ nous prendre et nous associer à son sacrifice. La participatio au culte liturgique doit être comprise comme une grâce du Christ « qui s’associe l’Église » (SC 7). C’est lui qui a l’initiative et la primauté. « L’Église l’invoque comme son Seigneur et passe toujours par lui pour rendre un Culte au Père éternel » (SC 7).

De même, il convient de prendre garde à la logique de l’efficacité engendrée par l’usage d’internet. On y a coutume de juger les publications en fonction du nombre de « vues » qu’elles suscitent. Cela induit la recherche de l’inattendu, de l’émotion, de la surprise, du « buzz ».

Le culte liturgique est étranger à cette échelle de valeurs. La liturgie nous met réellement en présence de la Transcendance divine. Y participer en vérité suppose de renouveler en nous cette « stupor » que Saint Jean-Paul II tenait en haute estime (Ecclesia de Eucharistia, 6). Cette stupeur sacrée, cette crainte joyeuse, requiert notre silence devant la majesté divine. On oublie souvent que le silence sacré est un des moyens que le Concile indique pour favoriser la participation. La participatio actuosa à l’œuvre du Christ suppose donc de quitter le monde profane pour entrer dans « l’action sacrée par excellence » (SC 7). Nous prétendons parfois, avec une certaine arrogance, rester dans l’humain pour entrer dans le divin. Nous avons au contraire expérimenté ces dernières semaines que pour trouver Dieu, il était utile de quitter nos maisons et de nous rendre chez lui, dans sa Demeure sacrée : l’église.

La liturgie est une réalité fondamentalement mystique et contemplative, et par conséquent hors d’atteinte de notre action humaine, aussi l’entrée en participation de son mystère est une grâce de Dieu.

Une profonde souffrance

 Je voudrais enfin insister sur la réalité sacrée entre toutes : la sainte Eucharistie. La privation de communion a été une profonde souffrance pour nombre de fidèles. Je le sais et je veux leur dire ma profonde compassion. Leur souffrance est proportionnelle à leur désir. Nous le croyons : Dieu ne laissera pas ce désir de lui inassouvi. Il faut rappeler par ailleurs que nul prêtre ne doit se sentir empêché de confesser et de donner la communion aux fidèles à l’église ou dans les maisons particulières, avec les précautions sanitaires requises. Mais la situation de famine eucharistique peut nous conduire à une salutaire prise de conscience. N’avons-nous pas oublié le caractère sacré de l’Eucharistie ? On entend raconter des sacrilèges ahurissants : des prêtres qui enveloppent des hosties consacrées dans des sachets en plastique ou en papier, pour permettre aux fidèles de se servir librement des hosties consacrées et les emporter chez eux, ou encore d’autres qui distribuent la sainte communion en observant la distance adéquate et en utilisant, par exemple, des pinces pour éviter la contagion. Combien on est loin de Jésus qui s’approchait des lépreux et, en étendant les mains, les touchait pour les guérir, ou du Père Damien qui a consacré sa vie aux lépreux de Molokai (Hawaï). Cette façon de traiter Jésus comme un objet sans valeur est une profanation de l’Eucharistie. Ne l’avons-nous pas souvent considérée comme notre propriété ? Tant de fois nous avons communié par habitude et routine, sans préparation ni action de grâces. Communier n’est pas un droit, c’est une grâce gratuite que Dieu nous offre. Ce temps nous rappelle que nous devrions trembler de reconnaissance et tomber à genoux devant la sainte communion. Je voudrais ici rappeler les paroles de Benoît XVI :

« On a, dans un passé récent, perçu un certain malentendu sur le message authentique de la Sainte-Ecriture. La nouveauté chrétienne concernant le culte a été influencée par une certaine mentalité sécularisée des années soixante et soixante-dix, du siècle dernier. Il est vrai, et cela reste toujours valable, que le centre du culte n’est plus désormais dans les rites et dans les sacrifices anciens mais dans le Christ lui-même, dans sa personne, dans sa vie, dans son mystère pascal. Et cependant, on ne doit pas déduire de cette nouveauté fondamentale que le sacré n’existe plus, mais qu’il a trouvé son accomplissement en Jésus-Christ, Amour divin incarné. (…) Il n’a pas aboli le sacré, mais il l’a porté à son accomplissement, en inaugurant un culte nouveau, qui est pleinement spirituel, mais qui cependant, tant que nous sommes en chemin dans le temps, se sert encore de signes et de rites, qui disparaîtront seulement à la fin, dans la Jérusalem céleste, là où il n’y aura plus aucun temple (cf. Ap 21,22). Grâce au Christ, le caractère sacré est plus vrai, plus intense, et, comme il advient pour les commandements, aussi plus exigeant ! » (Corpus Domini, 7 juin 2012) .

  Quant à nous, les prêtres, avons-nous toujours été conscient d’être mis à part, consacrés pour être les serviteurs, les ministres du culte du Dieu Très-Haut ? Comme l’affirme le prophète Ezéchiel, vivons-nous sans avoir sur cette terre aucun autre patrimoine que Dieu lui-même ? Au contraire, bien souvent nous avons été mondains. Nous avons quémandé la popularité, le succès selon les critères du monde. Nous aussi, nous avons profané le sanctuaire du Seigneur. Parmi nous, certains sont même allés jusqu’à profaner ce temple sacré de la présence de Dieu : le cœur et le corps des plus faibles, des enfants. Nous aussi, nous devons demander pardon, faire pénitence et réparer.

Le danger de la barbarie

Une société qui perd le sens du sacré court le risque d’une régression vers la barbarie. Le sens de la grandeur de Dieu est le cœur de toute civilisation. En effet, si tout homme mérite le respect, c’est fondamentalement parce qu’il est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. La dignité de l’homme est un écho à la transcendance de Dieu. Si nous ne tremblons plus d’une crainte joyeuse et révérencielle devant la majesté divine, comment reconnaîtrons nous en chaque personne un mystère digne de respect ? Si nous ne voulons plus nous agenouiller humblement et en signe d’amour filial devant Dieu, comment serions-nous capables de nous mettre à genoux devant l’éminente dignité de toute personne humaine, créée à l’image et à la ressemblance de Dieu ? Si nous n’acceptons plus de nous agenouiller respectueusement et en adoration devant la présence la plus humble, la plus faible et la plus insignifiante, mais la plus réelle et la plus vivante qu’est la sainte Eucharistie, comment hésiterions-nous à tuer l’enfant à naître, l’être le plus faible, le plus fragile, et à légaliser l’avortement, qui est un crime horrible et barbare ? Car maintenant, nous savons la vérité, grâce aux progrès de la génétique fondamentale, qui vient de l’établir scientifiquement d’une manière définitive et irréfutable : le fœtus humain est depuis l’instant de sa conception un être pleinement humain. Si nous perdons le sens de l’adoration de Dieu, les rapports humains se coloreront de vulgarité et d’agressivité. Plus nous serons déférents envers Dieu dans nos églises, plus nous saurons être délicats et courtois envers nos frères dans le reste de nos vies.

Louer et rendre grâce publiquement

Il faudra donc que les pasteurs, dès que les conditions sanitaires le permettront, offrent au peuple chrétien l’occasion d’adorer ensemble et solennellement la majesté divine dans le Saint-Sacrement. Le pape François nous en a récemment donné l’exemple sur la place saint Pierre. Il faudra louer, rendre grâce à travers des processions publiques. Ce sera l’occasion pour le peuple tout entier de faire corps et d’expérimenter que la communauté chrétienne naît de l’autel du sacrifice eucharistique. J’encourage, dès que cela sera possible, les manifestations de la piété populaire telles le culte des reliques des saints protecteurs des cités. Il est nécessaire que le peuple de Dieu manifeste rituellement et publiquement sa foi. Benoît XVI disait :

«  le sacré a une fonction éducative et sa disparition appauvrit inévitablement la culture, en particulier la formation des nouvelles générations. Si, par exemple, au nom d’une foi sécularisée qui n’ait plus besoin des signes sacrés, on abolissait la procession du Corpus Domini dans la ville, le profil spirituel de Rome se trouverait « aplati » et notre conscience personnelle et communautaire en resterait affaiblie. Ou bien, nous pensons à une maman et à un papa qui, au nom de la foi désacralisée, priveraient leurs enfants de tout rituel religieux : ils finiraient en réalité par laisser le champ libre à tant de succédanés présents dans la société de consommation, à d’autres rites et à d’autres signes, qui pourraient devenir plus facilement des idoles. Dieu, notre Père, n’a pas agi ainsi avec l’humanité » (Corpus Domini, 2012).

Ces manifestations seront l’occasion d’insister sur la valeur de supplication, d’intercession, de réparation des offenses faites à Dieu et de propitiation du culte chrétien. Il serait heureux, là où cela est possible, que les processions de supplications comprenant les litanies des Saints soient remises à l’honneur. Je voudrais insister enfin sur la prière pour les défunts. En de nombreux pays, les défunts ont dû être mis en terre sans que des obsèques convenables aient été célébrées. Il nous faut réparer cette injustice. De plus, je voudrais déplorer ici certaines pratiques récentes, qui favorisent le développement de nouvelles façons de disposer des restes mortels, dont l’hydrolyse alcaline, où le corps du défunt est placé dans un cylindre de métal et dissous dans un bain chimique qui ne laisse subsister que quelques fragments osseux analogues à ceux qui résultent de l’incinération. Les effluents sont alors évacués dans les égouts. Le procédé d’hydrolyse alcaline ne manifeste pas pour la dignité du corps humain un respect qui correspond à celui que proclame la loi de l’Eglise. Mais même si nous n’avons pas la foi, il est absolument inhumain, cruel et irrespectueux de traiter ainsi des personnes que nous aimons et nous ont aimé si tendrement. « Ne savez-vous pas que vous êtes un temple de Dieu, et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? Si quelqu’un détruit le temple de Dieu, celui-là Dieu le détruit. Car le temple de Dieu est sacré, et ce temple, c’est vous » (1 Co 3, 16-17 ; 6, 19). Par piété filiale, nous devons entourer tous les défunts d’une ardente prière d’intercession pour le salut de leur âme. J’encourage les pasteurs à célébrer des messes solennelles pour les défunts. Il est heureux en ces cas que, selon les coutumes de chaque lieux, la messe soit suivie d’une absoute célébrée en présence d’une représentation symbolique des défunts (Tumulum, catafalque), et d’une procession vers le cimetière avec bénédiction des tombeaux. Ainsi l’Église, telle une vraie mère, prendra soin de tous ses enfants vivants et défunts et présentera à Dieu au nom de tous un culte d’adoration, d’action de grâce, de propitiation et d’intercession.

Le grand trésor de l’Eglise

  En effet, « la Tradition reçue des Apôtres comprend tout ce qui contribue à conduire saintement la vie du peuple de Dieu et à en augmenter la foi ; ainsi l’Eglise perpétue dans sa doctrine, sa vie et son culte, et elle transmet à chaque génération tout ce qu’elle est elle-même et tout ce qu’elle croit », dit le concile Vatican II (Dei Verbum, 8). Le culte divin est le grand trésor de l’Église. Elle ne peut le garder caché, elle y invite tous les hommes parce qu’elle sait qu’en lui « est recueillie toute la prière humaine, tout le désir humain, toute la vraie dévotion humaine, la vraie recherche de Dieu, qui se trouve finalement réalisée dans le Christ. » (Benoît XVI, rencontre avec le clergé de Rome, 2 mars 2010). Je redis à tous ma profonde compassion dans ces temps d’épreuves. Je renouvelle mes fraternelles encouragement aux prêtres qui se dévouent corps et âmes et souffrent de ne pouvoir faire davantage pour leurs troupeau. Ensemble nous mesurons que la communion des saints n’est pas un vain mot. Ensemble, bientôt, nous rendrons à nouveau au yeux de tous, le culte qui revient à Dieu et qui fait de nous son peuple.

Robert, cardinal Sarah

Préfet de la Congrégation pour le Culte divin et la discipline des Sacrements

(Les intertitres sont de la rédaction)

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