2e dimanche ordinaire année C – 2e dimanche après l’Épiphanie
Dicit Dominus : implete hydrias aqua et ferte architriclino. Cum gustasset architriclinus aquam vinum factam, dicit sponso : servasti vinum bonum usque adhuc. Hoc signum fecit Iesus primum coram discipulis suis. | Le Seigneur dit : « Remplissez d’eau les jarres, et portez-en au maître du repas. » Celui-ci goûta l’eau changée en vin et dit au marié : « tu as gardé le bon vin jusqu’à maintenant. » Tel fut le commencement des signes que Jésus accomplit devant ses disciples.
(Jean, 2, 7-11) |
Commentaire spirituel
Il convenait que le tout premier miracle de Jésus soit honoré par le répertoire grégorien, et c’est un chant de communion qui habille le récit évangélique de saint Jean.
Le compositeur a bâti son œuvre en allant à l’essentiel : il élimine tous les détails du texte qui sont connus par ailleurs, et ne retient que la trame du miracle : l’ordre de Jésus de remplir les urnes d’eau, celui de les porter au maître du repas ; l’acte de dégustation du maître du repas et sa félicitation adressée à l’époux ; et enfin la conclusion de l’évangéliste, mentionnant le fait historique de ce premier signe public du Seigneur. On a un peu l’impression d’un raccourci, comme si tout avait été très vite.
On mesure aussi combien les compositeurs antiques se sentaient libres par rapport à la littéralité du texte sacré. Il y a dans ce choix des mots quelque chose qui fait penser au style des Pères de l’Église : on sent que l’Écriture sainte leur appartient et que, moyennant leur parfaite docilité à la grâce d’inspiration qui imprègne ces pages, ils en font leur nourriture, ils assimilent le sens profond du récit, ils le ruminent dans la prière, et finalement, ils le font revivre à travers leur propre pensée.
Et ici, c’est aussi une pensée musicale : le compositeur a choisi ses mots, il en a ajouté certains, il en a retranché beaucoup, mais, on va le voir, il a surtout revêtu son texte d’une mélodie expressive, toute simple mais très vivante, qui nous plonge avec son charme propre dans le grand mystère de Jésus, de son premier miracle, mais aussi dans le mystère de l’Eucharistie. Car, ne l’oublions pas : il s’agit d’un chant de communion. Le lien entre le miracle de l’eau changée en vin et le miracle du vin changé en sang du Christ est souligné, bien sûr, par l’occurrence de ce chant.
Dans les deux cas, le miracle a lieu au cours d’un repas ; dans les deux cas, il s’agit de noces : c’est évident pour ce récit évangélique qu’on appelle justement le miracle des noces de Cana ; mais c’est le cas aussi du sacrifice eucharistique qui célèbre, dit Jésus lui-même, l’alliance nouvelle et éternelle, en son sang répandu pour tout le genre humain. C’est la puissance transformatrice du Sauveur qui est doublement mise en lumière : dans le texte de ce chant, et à ce moment précis de son exécution liturgique comme chant de communion.
Mais il est un autre sens plus caché mais tout aussi important que suggère cette rencontre liturgique entre le miracle de Cana et la sainte communion : c’est que nous sommes l’eau changée en vin, nous les communiants au vin changé en sang. L’eau est en effet le symbole de l’humanité, comme le dit la belle prière qui accompagne le geste du prêtre lorsqu’il verse une goutte d’eau dans le calice après y avoir versé le vin, au moment de l’offertoire : « Comme cette eau se mêle au vin pour le sacrement de l’alliance, puissions-nous être unis à la divinité de celui qui a pris notre humanité. »
Le Christ est devenu eau (c’est-à-dire homme) pour que nous devenions vin (c’est-à-dire Dieu). Or c’est la communion qui réalise cette transformation mystérieuse de notre vie en celle de Jésus. Nous sommes l’eau que le Seigneur transforme en vin, un vin apte à devenir son propre sang.
Et même avec un peu d’humour, nous pouvons tous nous trouver honorés d’être comparés à des cruches que les serviteurs du Seigneur, les anges, remplissent d’eau, c’est-à-dire d’humanité, pour porter un jour, finalement, le corps et le sang du Christ jusque dans notre chair. La petite sainte Agnès disait de son Sauveur : « C’est son sang qui colore mes joues ».
Commentaire musical
La mélodie de ce chant de communion est empruntée au 6e mode. Elle est très expressive et très nuancée, alliant dans ses brèves formules la simplicité, la solennité et une admiration qui éclate au beau milieu de la pièce, tout au long de la troisième des quatre phrases mélodiques qui la constituent.
L’intonation est déjà nuancée. Elle est assez simple mais elle a déjà quelque chose d’un peu solennel. C’est l’introduction du narrateur : Dicit Dóminus. La mélodie part du Fa, tonique du 6e mode, s’élève à la tierce La, touche le Sib qui apporte sa teinte de tendre vénération sur l’accent de Dóminus, puis se déroule très simplement en redescendant vers la tonique Fa, même si la cadence se pose sur le Sol, il s’agit en fait d’une cadence inversée dont le but est de conduire vers la suite du message.
L’ordre du Seigneur est magnifiquement rendu par la mélodie : impléte hýdrias aqua, tout ce passage se situe au grave entre le Fa et le Ré, avec une large prédominance de Fa (12 Fa contre 3 Ré et 1 Sol). Il se dégage de ces quelques notes une vraie majesté, une grande noblesse. On sent la puissance du Seigneur qui est déjà en train de s’exercer dans l’assurance de son acte pourtant dénué de sens à vue humaine.
Il convient de donner ce membre de phrase de façon large, en mettant bien en valeur les accents au levé de impléte et de hýdrias, en rendant aussi bien vivante la tristropha de hýdrias, en élargissant un peu l’accent de aqua (la matière du miracle) qui se charge d’un peu d’emphase, mais mesurée bien sûr, car tout ce passage est en même temps très sobre mélodiquement.
Une idée nouvelle arrive avec le membre suivant : l’ordre de porte ces urnes au maître de repas. Entre les deux, soit le miracle a eu lieu, soit il est en cours, soit il est imminent. La mélodie, toujours pleine d’autorité, souligne par son élan délicatement joyeux l’assurance de Jésus. On monte sur le La puis on atteint le Do aigu avant de retomber rapidement sur une cadence en Fa, à la fin de cette première phrase. Le mot architriclíno est ainsi mis en valeur. Ce mystérieux maître de maison joue un rôle important puisque c’est lui qui authentifie le miracle et l’action du Sauveur. C’est bien ce rôle qui est dévolu à l’Église, tout au long de son histoire.
La deuxième phrase commence en apparence comme le dernier membre, en faisant entendre la tierce Fa-Sol-La du 6e mode, mais s’élève bien vite sur l’accent de gustásset en un bel élan d’admiration. Dom Baron souligne finement que l’alternance du Si naturel et du Sib, tout proches l’un de l’autre, confère à ce passage un balancement qui traduit assez bien l’étonnement du maître de maison qui n’en revient pas, comme on dit.
La mélodie se campe à nouveau toute entière à l’intérieur de la tierce Fa-La sur le mot architriclínus, très neutre encore que légèrement répétitif, ce qui incite à interpréter ce mot en faisant sentir la nuance d’un étonnement qui grandit dans l’âme du maître de maison. Cet étonnement s’affirme et même se transforme peu à peu en admiration sur les trois mots aquam vinum factam : cette fois le miracle a bien eu lieu.
On est toujours à l’intérieur de la tierce Fa-La, mais ce n’est plus le Fa qui domine, il n’y en a plus qu’un, contre 7 Sol et 4 La, et la cadence n’est plus en Fa mais en Sol. Il faut donc donner ces trois mots en crescendo et bien élargir le torculus épisématique de factam. L’attaque de dicit, sur le Sib témoigne encore une dernière fois de l’incrédulité du maître de maison qui va se commuer définitivement en admiration et en louange dans la phrase suivante. La phrase se termine avec un torculus bref sur l’accent de sponso, et une cadence en Fa amenée avec entrain, comme si les sentiments du maître de maison ne pouvaient plus se contenir.
Et la joie, l’allégresse plutôt, éclate alors. La phrase commence sur le La et bondit bien vite jusqu’au Do puis jusqu’au Mi aigu. La formule Do-Mi-Ré-Do va être répétée trois fois tout au long de cette courte phrase toute exubérante. On a l’impression que ce vin divin produit son effet : le maître de maison est comme enivré d’une joie toute pleine d’émerveillement.
On peut noter la complaisance marquée du goûteur sur le mot bonum : il s’y connaît, le brave homme, il sait ce qui est bon : c’est son métier et il n’a jamais goûté rien de semblable, et surtout à la fin d’un banquet où l’on profite de la joie des convives pour finir les stocks de vin de qualité inférieure. Ici, c’est le contraire : le vin le meilleur a été conservé pour la fin. D’où son étonnement et son admiration.
Prenons bien conscience qu’au-delà de cette histoire humaine relatée si simplement, c’est toute l’histoire de la nouvelle et éternelle alliance qui est célébrée ici. Le vin nouveau, le vin le meilleur, c’est Jésus lui-même. Il nous est donné à la fin des temps pour l’éternité. Le bel élan de usque traduit ce caractère pérenne du miracle accompli par Jésus. Nous vivons toujours de ce vin qui a été versé sur la croix pour notre salut. Et le maître de maison, c’est nous alors qui remercions le Christ pour son don de lui-même accordé à nos âmes.
La pièce se termine de façon toute simple et en détente, par un presque entièrement syllabique, tout au long de la dernière phrase qui est très typique d’un 6e mode. C’est la conclusion du narrateur. Elle a son importance, toutefois, notamment par l’ultime mention du caractère public de ce premier miracle de Jésus : c’est devant ses disciples que le Seigneur a voulu accomplir ce tout premier prodige, révélateur de toute son œuvre à venir, et même de tout son mystère d’Époux.
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