Le pape et le droit propre des religieux

Publié le 18 Jan 2022

Fondateur et prieur de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier de Chémeré-le-Roi, le Père Louis-Marie de Blignières développe ici le « droit propre des religieux » dans le nouveau contexte né de la parution du motu proprio Traditonis custodes (la traduction française n’est toujours pas disponible sur le site du Vatican) et des Responsa explicatives, rendant aujourd’hui quasi impossible la célébration de l’ensemble des sacrements – à l’exception de la messe dans certaines limites – selon les livres liturgiques d’avant la réforme liturgique.

À la suite des récents Responsa de la Congrégation pour le culte divin, comme l’ont fait d’autres supérieurs, j’ai soutenu (Message de Noël du 23 décembre, entrevue dans Présent du 28 décembre) le point de vue que les normes édictées ne nous concernaient pas, du fait que notre droit propre nous garantissait l’usage des quatre livres liturgiques traditionnels. En effet, « une loi universelle ne déroge en aucune manière au droit particulier ou spécial, sauf autre disposition expresse du droit » (CIC, can. 20). Cette importance du droit propre, dans la ligne la plus classique du principe de subsidiarité, de la doctrine sociale de l’Église, et de la pratique canonique, est aujourd’hui gravement méconnue : tant du côté de théologiens progressistes que de certains traditionalistes. C’est un effet conjugué du centralisme presque jacobin des sociétés modernes, d’une philosophie du droit lourdement positiviste et d’une ecclésiologie ultra-romaine, qui voit en l’Église une « monarchie absolue » et dans le Pape une sorte de potentat aux pouvoirs illimités…

C’est ainsi que l’on nous a objecté notamment :

« Le pape peut parfaitement modifier des statuts de communautés ou associations, voire les supprimer, s’il le juge prudentiellement opportun : ces communautés émanent de lui parce que lui ou ses prédécesseurs les ont érigées quand ils l’ont jugé opportun ».

Il n’est en fait pas exact de dire, sans autre précision, que le pape puisse « changer les Constitutions approuvées par lui ». Fondamentalement, la pratique effective des conseils évangéliques est un don qui vient du Christ, et elle constitue un droit des fidèles. L’Église le conserve fidèlement (cf. can. 575).  C’est là un enseignement constant du magistère dès le IVe siècle (cf. Léon 1e, Denzinger-Schönmetzer, n°321), jusqu’à Vatican II (Lumen Gentium, n°43, avec des références au magistère de Pie XI et Pie XII) et à l’Exhortation apostolique Vita consecrata  (1996) :

« La profession des conseils évangéliques est une partie intégrante de la vie de l’Église, à laquelle elle donne un élan précieux pour une cohérence évangélique toujours plus grande » (n° 3). 

Ensuite, l’organisation canonique de l’observance de ces conseils est requise pour qu’ils constituent un état public de perfection dans l’Église (cf. can. 576). Mais attention ! La hiérarchie ne crée pas les différentes formes de vie religieuse, qui expriment – comme on dit aujourd’hui – divers charismes. Il est contraire à la réalité ecclésiale et historique (et au fond assez monstrueux) de prétendre que ces formes et ces charismes « émanent » de la hiérarchie. Elle les vérifie, elle les améliore, elle en écarte les erreurs éventuelles (comme la pauvreté absolue des franciscains spirituels) ou les pratiques imprudentes ou dangereuses pour la perfection de la vie morale, etc.

Vatican II, sur ce point, a heureusement rappelé la doctrine traditionnelle, qui (peut-être par « papisme » excessif ?) était moins soulignée auparavant. Les Instituts religieux ne sont pas dans leur essence une émanation du pouvoir de juridiction ou du magistère, mais ils viennent de la vie de l’Église.

« Suivant avec docilité les impulsions de l’Esprit-Saint, elle accueille les règles proposées par des hommes ou des femmes de premier ordre et, après leur mise au point plus parfaite, elle leur donne une approbation authentique » (Lumen Gentium n° 45, cf. Perfectæ Caritatis, n° 1).

La hiérarchie discerne et accueille (ou non) ce qui vient des fondateurs, et elle lui donne une approbation qui confère un statut canonique à l’Institut ; mais elle ne le crée pas ex nihilo. Si l’évêque (ou le Souverain Pontife) joue un rôle de « perfectionnant (perfector) » par rapport aux religieux « perfectionnés (perfecti) », comme dit saint Thomas (Somme de théologie, IIa IIæ, q. 184, a. 5), c’est par la vigilance sur la foi et les mœurs. Ils ne créent pas le charisme ni ne se substituent à la « juste autonomie » de l’Institut, qu’ils doivent au contraire protéger (cf. can. 586).

La hiérarchie intervient ensuite, si besoin est, pour que les moyens restent dans la ligne de la finalité (cf. Pastor bonus, art. 107). S’il y a des déviations ou des abus, elle peut nommer un Commissaire, mais celui-ci doit toujours gouverner selon le droit propre de l’Institut (Règle, Constitutions, Directoires…). Si les circonstances font que certains moyens ne sont plus praticables, ou bien ne sont plus efficaces en vue de la fin propre de l’Institut, la hiérarchie peut demander pour cela d’introduire des modifications aux Constitutions. Ainsi celles de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier précisent (n° 3) :

Les moyens pour atteindre notre fin sont, outre le vœu public des conseils évangéliques d’obéissance, de chasteté et de pauvreté, la vie commune avec l’observance régulière selon les usages traditionnels parmi les fils de saint Dominique, la célébration solennelle de la Sainte Liturgie, et l’étude assidue de la science sacrée. Ces moyens ne peuvent être chez nous ni supprimés ni substantiellement modifiés ; toutefois, à l’exception des vœux, ils peuvent être dans une certaine mesure opportunément adaptés selon les exigences des temps et des circonstances, afin d’augmenter leur aptitude à atteindre plus aisément la fin et afin qu’ils jouissent d’une plus grande efficacité.

Il y a donc un « noyau dur » qui doit toujours être respecté. « La pensée des fondateurs et leur projet, que l’autorité ecclésiastique compétente a reconnus concernant la nature, le but, l’esprit et le caractère de l’institut ainsi que ses saines traditions, toutes choses qui constituent le patrimoine de l’institut, doivent être fidèlement maintenues par tous » (can. 578). Dans la discipline actuelle, ce sont les Chapitres généraux des Instituts qui font les modifications et (sauf des cas d’Ordres anciens qui ont le privilège législatif, comme les Frères Prêcheurs) le Saint Siège qui les approuve ou non.

L’Autorité peut aussi, dans des cas très graves (c’est rare, mais ce fut le cas pour les jésuites sous la pression des monarchies au siècle des Lumières…) supprimer l’Institut. Par exemple, si sa fin n’existe plus (les Ordres militaires pour la reconquête de la Terre Sainte), s’il a totalement dévié de son but, ou s’il a commis de graves abus, des crimes… mais elle ne peut changer son patrimoine essentiel et sa finalité.

Il ne faut surtout pas oublier qu’une profession religieuse constitue un contrat entre l’Institut et le profès. Comme tout contrat, il est spécifié par l’objet et il tombe si l’objet est substantiellement modifié. Si le changement des Constitutions porte sur un point substantiel, les sujets ne sont plus tenus par leurs vœux. Pour notre Fraternité, les pédagogies traditionnelles (notamment en liturgie) font clairement partie du patrimoine mentionné dans le Décret d’érection (1988) et les Constitutions approuvées définitivement (1995).

Cette réalité de la spécification de l’obéissance religieuse est un fait qui tient à la nature même de la vie religieuse et de la profession, et non à une simple disposition positive que la hiérarchie pourrait modifier. L’Église n’est pas une sorte de « parti communiste de gens pieux », même s’il s’est rencontré dans l’histoire des Pontifes tyranniques qui abusaient de leur pouvoir. Cette spécification essentielle est reconnue par le droit (can. 601). Et elle s’applique aux ordres du Pontife Suprême « auquel chacun [des religieux] est tenu d’obéir comme à son Supérieur le plus élevé, même en raison du lien sacré d’obéissance » (can. 590, § 2). Ce point est universellement reconnu par les théologiens. Nous prendrons pour l’illustrer deux membres de la Compagnie de Jésus, où l’obéissance joue un rôle si fort. Nous citons Lucien Choupin (Nature et obligations de l’État religieux, Beauchesne, Paris, 1923, pp. 481-482). Il fait dans ce texte deux renvois à l’illustre docteur jésuite Suarez (De religiosis., tr. VII, L. X, c. VIII, nn. 1 et 11).

Quelles sont les limites dans lesquelles doit se renfermer le commandement des supérieurs ? Le pouvoir des Supérieurs s’étend plus ou moins loin, suivant que la Juridiction et l’autorité qu’ils ont sur les religieux sont plus ou moins étendues. Cependant, il est toujours limité par les règles, les constitutions. Ainsi, quelque absolue que soit l’autorité dont le Souverain Pontife jouit sur tous les Instituts religieux, il ne peut, en vertu du vœu d’obéissance, rien ordonner qui soit au-dessus de la règle, ou contraire à l’Institut.

Il n’a sous ce rapport que l’autorité qui convient aux Supérieurs mêmes de l’Ordre ou de la Congrégation. Or le commandement des Supérieurs n’est vraiment légitime, obligatoire, que s’il est conforme à la règle. Les Supérieurs sont les interprètes de la règle, mais ils ne doivent pas sortir, dans ce qu’ils exigent, des limites imposées par la nature et les constitutions de l’Institut.

Il est heureux de voir souligner de façon si lumineuse cette vérité par deux théologiens de la Compagnie de Jésus, Institut où la volonté et l’obéissance jouent un rôle si universel.

Fr. L.-M. de Blignières, Prieur de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier

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