La pause liturgie | Introït Circumdedérunt me (samedi de la 4ème semaine de Carême, Dimanche de la Septuagésime)

Publié le 12 Fév 2022
La pause liturgie | Introït Circumdedérunt me (samedi de la 4ème semaine de Carême

« Les gémissements de la mort m’ont entouré, les douleurs de l’enfer m’ont environné, et dans ma souffrance j’ai invoqué le Seigneur, et de son saint temple il a entendu mon appel. Je t’aime, Seigneur, tu es ma force ; le Seigneur est mon rocher et mon refuge, mon libérateur. » (Psaume 17, 5-7, 2, 3)

Commentaire spirituel

L’introït de la Septuagésime est un des rares chants d’entrée des dimanches, parmi le répertoire de la forme extraordinaire, à n’avoir pas été repris dans celui de la forme ordinaire. Il n’apparaît donc pas dans le Missel Grégorien de Solesmes et se trouve relégué simplement, dans le Graduale triplex, au samedi de la 4ème semaine de Carême. Quelle est la raison de cette éviction ? Difficile à dire. Le texte a peut-être été jugé trop sombre, au moins dans sa première partie, avec l’évocation des gémissements de la mort et des douleurs de l’enfer. En tout cas c’est dommage car la mélodie de cet introït est une merveille, et le texte lui-même, emprunté à un psaume, donc un texte inspiré, délivre en réalité un message d’espérance d’autant plus explicite qu’il jaillit justement d’une situation extrême.

C’est vrai, l’idée de la mort s’impose d’emblée. Mais n’est-ce pas là le vrai réalisme ? Notre condition même de créatures si fragiles nous oblige à considérer souvent l’éventualité de notre mort. La vie humaine a tant d’ennemis mortels ! Il y a tous ceux que nous pouvons imaginer et aussi ceux que nous ne pressentons même pas et qui sont là, tapis, à l’affût de notre quotidien. De plus, la victoire apparemment définitive de la mort nous touche tous sans exception, si bien que la mort fait réellement partie de la vie, de notre existence. Dans sa Règle, saint Benoît demande à ses moines de penser chaque jour à la mort. Il ne s’agit pas là d’une spiritualité morbide. Encore une fois c’est du réalisme. Et cette pensée est d’autant plus nécessaire que la vie présente a été voulue par le Créateur comme une période de préparation à la vie éternelle. La mort vient mettre un terme à cette préparation, elle impose une limite imprévisible à notre élan d’amour vers Dieu. Il s’agit donc de se tenir toujours dans cette perspective et de profiter de l’incertitude de la date finale pour progresser de plus en plus et tendre notre âme vers les réalités éternelles. C’est le thème évangélique de la vigilance : le temps est court, il nous est donné comme un délai qu’il faut employer au mieux en ne négligeant pas le salut de notre âme.

Mais malgré sa présence imposante au début de cet introït, le thème de la mort n’est ni le seul, ni le plus important. C’est au fond un chant de reconnaissance, un chant d’amour et même un chant du ciel. Il est tout entier au passé simple. Il relate en quelque sorte l’histoire humaine tout entière et celle de toute âme parvenue enfin au port de l’éternité. L’introït apparaît donc comme une sorte de fresque grandiose qui retrace les principales étapes de l’histoire du salut : le péché et sa conséquence, la mort spirituelle ; la supplication de l’homme déchu et son appel vers le Seigneur, seul capable désormais de le sauver ; l’écoute attentive de Dieu qui exauce la prière et envoie son salut ; et enfin l’action de grâces et l’acte d’amour qui jaillissent du cœur de celui qui a été sauvé. Épreuve, prière, secours divin, reconnaissance, tels sont les thèmes vraiment essentiels et dont on ne saurait se passer, qui parcourent ce texte si important.

Par ailleurs, le verset de ce chant d’entrée ressemble, à lui seul, à une litanie d’amour qui énumère une série d’attributs dont le psalmiste se sert pour qualifier le Seigneur : ma force, mon firmament (c’est-à-dire selon les traductions : mon rocher, mon bouclier ou encore mon abri), mon refuge, mon libérateur. Ce verset jaillit comme un cri d’amour qui résonne et se déploie avec d’autant plus de vigueur qu’il succède aux dangers les plus graves qui ont été écartés définitivement. Comme si quelqu’un, sauvé in extremis d’une chute dans un précipice affreux, se jetait au cou de celui qui l’avait arraché à la mort en lui disant sa reconnaissance.

Chant du ciel, et pour nous sur la terre, comment pouvons-nous le chanter ? Nous ne sommes pas définitivement sauvés, mais réellement nous avons été sauvés par la mort et la résurrection du Christ, en sorte que nous pouvons vraiment remercier le Sauveur pour tout ce qu’il a fait pour nous. Car grâce à lui, la vie éternelle est déjà commencée.

Circumdederunt me Partition
Commentaire musical

Dom Gajard a longuement et brillamment commenté cet introït qu’il estime être un chef-d’œuvre particulièrement lourd de sens. Remarquons d’emblée qu’il appartient au 5ème mode, c’est-à-dire à un mode majeur bien clair, bien sonnant, l’un des plus joyeux. Cela doit nous aider à interpréter correctement le sens général de ce chant qui ne délivre pas un message de mort, mais bien de vie et d’espérance. Trois phrases musicales le constituent, qui, avec le verset, forment les quatre périodes de l’histoire humaine soulignées plus haut.

La première phrase, encadrée par les deux circumdedérunt me, se caractérise par une gravité presque oppressante qui correspond parfaitement au texte. L’intonation se meut tout entière dans la tierce Fa-La. Le récitatif sur le La donne à ce long mot une certaine lourdeur qui traduit la lassitude et même l’accablement de l’âme. Il faut donc donner cette intonation de façon très posée sans aucune précipitation en respectant bien le courant d’accentuation du mot et en soulignant l’accent tonique et l’accent secondaire. Ensuite la mélodie s’élève mais pour traduire la plainte, le gémissement de l’âme. L’élan mélodique s’accompagne lui aussi d’une certaine lourdeur. Le caractère plaintif de tout ce passage se prolonge sur dolóres inférni avec sa cadence en Si très expressive et très belle. Vient ensuite le second circumdedérunt me, notablement différent du premier. En effet, chaque syllabe du verbe s’enveloppe de circonvolutions neumatiques qui lui donnent un aspect un peu tourmenté. Dom Gajard parle d’une sorte d’enlacement de l’âme dans le péché. Le dernier petit me est très émouvant. Il convient de le donner dans un mouvement très large, en conclusion de cette première phrase impressionnante. Le silence qui suit doit être large lui aussi. On va passer à une autre idée, un autre élément essentiel de la spiritualité chrétienne : la prière qui jaillit des profondeurs de l’épreuve. L’introït nous réserve d’autres merveilles.

Cette deuxième phrase, quoique bien différente de la première dans son sens global, commence néanmoins de la même manière : mêmes notes, même atmosphère très humble. Partir piano et dans un mouvement large. La mélodie se maintient tout entière, de façon là aussi très expressive, à l’intérieur de la tierce Fa-La. Dom Gajard remarque pourtant finement le changement d’atmosphère. Il se produit une sorte d’anticipation du message qui va suivre. La mélodie est grave mais déjà soulevée intérieurement par l’espérance, ce qui lui donne d’emblée quelque chose de lumineux. Et concrètement, il convient de marquer la progression de ces quatre mots (et in tribulatióne mea) par un petit crescendo qui conduit doucement vers le verbe exprimant l’acte de la prière : invocávi. Ce verbe est cette fois réellement doté d’un élan intérieur qui manquait jusque là. Là encore, le matériau mélodique employé n’est pas nouveau, le tempo général lui-même doit rester très large jusqu’à la fin de la phrase, comme y invitent les grands intervalles de invocávi et de Dóminum, mais l’esprit qui anime ces neumes et qui lui vient du texte, confère à ce passage une valeur de nouveauté radicale. C’est avec cet élan de la prière que la pièce bascule enfin de l’accablement dans la confiance. On peut noter la nuance d’amour si délicate qui enveloppe le nom du Seigneur. La courbe mélodique de ce passage oppose un enlacement de tendresse à l’enlacement du péché relevé dans le second circumdedérunt me de la première phrase.

Établie maintenant dans la confiance, l’âme se laisse aller à l’amour et à la reconnaissance. N’oublions pas que tous les verbes de cet introït sont au passé simple : il s’agit d’un souvenir, d’un mémorial : c’est toute l’histoire humaine, notre histoire également, qui se déploie en un raccourci saisissant. Dieu a déjà agi et la troisième phrase de cet introït en témoigne. Quelle belle expression de confiance, de gratitude, de tendresse, possède ce dernier verbe et exaudívit me. Le mouvement est devenu beaucoup plus léger, la détente est totale. Le récitatif de templo sancto ne se fait plus sur le La mais sur le Do. La retombée de suo, analogue à celle de l’accent du second circumdedérunt, n’a plus rien de lourd ni de pesant. Dom Gajard, dans son commentaire, met en parallèle les mélodies de la première phrase (dolóres inférni circumdedérunt me) et de la troisième phrase (et exaudívit de templo sancto suo) pour montrer combien les différences, à l’intérieur d’un cadre mélodique identique, permettent au compositeur de traduire des sentiments tout différents.

Le verset de joie et d’amour peut alors se déployer dans une grande légèreté de tempo, semblant appartenir à l’éternité, phase ultime de toute notre vie chrétienne.

On touche du doigt la valeur artistique mais surtout la qualité contemplative, la richesse spirituelle des mélodies grégoriennes, à travers un tel introït qui mérite bien, au plan musical comme au plan théologique le nom de chef-d’œuvre. Et pourtant, comme tout est simple dans une pièce comme celle-ci ! Le compositeur a sculpté sa mélodie dans un matériau très sobre, lui faisant épouser le texte d’une manière vraiment parfaite. Cette pièce est toute taillée dans la roche mordorée de la spiritualité chrétienne.

Vous pouvez écouter cet introit ici.

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