L’abbé Jean de Massia vient de publier un ouvrage marquant : Théologie du sacrifice. La doctrine de saint Thomas d’Aquin et ses prolongements dans l’œuvre du père Guérard des Lauriers. Cet ouvrage, fruit d’un mémoire de licence, qui expose un pan de la théologie du P. Michel-Louis Guérard des Lauriers, nous amène parfois, dit l’abbé Jean de Massia, « sur des sentiers peu fréquentés, dont l’exploration peut s’avérer difficile, mais toujours, au final, féconde. » Y compris, comme le remarque le P. Philippe-Margelidon, directeur de la Revue thomiste, qui en fait la préface, quand il ouvre – ou participe à – des discussions théologiques ouvertes.
Disciple du Père Guérard des Lauriers
L’abbé de Massia, disciple de seconde génération du Père Guérard des Lauriers, via les savants développements qu’en a faits l’abbé Bernard Lucien, a le précieux talent de rendre limpide la pensée parfois difficile d’accès de celui qui fut un éminent professeur au studium du Saulchoir, à Paris, à l’Université Pontificale du Latran – et auteur principal du fameux Bref Examen critique du nouvel Ordo Missæ, signé par les cardinaux Ottaviani et Bacci, première grande manifestation de non-réception de la réforme liturgique – avant que Paul VI, en 1970, ne fît subir une purge au corps professoral du Latran.
La première partie du livre, qui traite du « sacrifice comme objet d’étude », affronte les critiques modernes du sacrifice et les influences qu’elles ont pu avoir dans la théologie catholique (le Père Bouyer et son sacrifice-repas) ou dans la réflexion philosophique (René Girard qui, du moins dans un premier temps, refusait la qualité de sacrifice à la mort du Christ). Et parcourant l’Ancien puis le Nouveau Testament, Jean de Massia rappelle qu’il n’y a pas rupture entre leurs conceptions sacrificielle, mais unité essentielle dans un développement progressif.
En suivant la théologie du sacrifice du Père Guérard des Lauriers
La seconde partie, « Du sacrifice nature au « vrai sacrifice » » aborde un terrain peu fréquenté de la pensée thomiste, celui des sacrifices comme actes de droit naturel, auxquels sont tenus les hommes – au moins en ce qui concerne les sacrifices intérieurs et aussi certains hommages extérieurs faits à Dieu – animées par la vertu de religion.
Les sacrifices extérieurs s’accomplissent par des actions sacrées sur des choses offertes pour manifester leur transfert à Dieu de manière irréversible. Ici est considéré le sacrifice naturel d’avant le péché, hommage d’adoration de l’homme en état de grâce agréé par Dieu, que le péché va rendre impossible. D’où l’idée guérardienne de « rédemption du sacrifice » par le Christ, par laquelle se déploie la rédemption de l’homme.
C’est une idée qu’il avait développée spécialement dans des conférences de retraite données en1977 au séminaire d’Ecône, Misereor super sacrificium, « J’ai pitié du sacrifice », dont les conférences contenaient une critique en règle de la messe de Paul VI (le Père Guérard des Lauriers reprenait malicieusement l’avertissement de saint Paul aux Éphésiens à propos de la fornication : Nec nominetur in vobis, qu’il n’en soit pas question chez vous) et que nous avions eu le privilège de suivre. Thèse originale, que va ensuite développer la troisième partie, « Du péché au sacrifice pour le péché » : Dieu sauve l’homme en sauvant le sacrifice.
Demande de précisions
Nous appelons modestement des précisions sur le statut du sacrifice naturel. La doctrine commune des théologiens étant qu’un sacrifice, sans doute extérieur ou en tout cas se manifestant par l’exercice des vertus, existait avant la faute d’Adam, l’apport du Père Guérard des Lauriers et de l’abbé de Massia est d’assurer que ce sacrifice permettait à l’homme l’obtention du salut (au sens d’obtention de sa fin surnaturelle). Cet hommage sacrificiel étant agréé par Dieu, il se prolongeait « en don de grâce et de communion : car le sacrifice agréable sauve l’homme » (p. 124).
C’est incontestable si on précise qu’il s’agit de cet accroissement de grâce que Dieu avait déjà mis dans l’âme d’Adam et qui était déjà gage de son salut, accroissement qu’il recevait du fait tous les actes animés par la charité qu’il posait, et de manière éminente du fait des actes par lesquels il faisait hommage à Dieu et reconnaissait sa souveraine transcendance (1). Pour éviter toute fausse fenêtre pour la symétrie, ne faudrait-il pas dire que tout autre que le sacrifice de louange et d’adoration non sacramentel en ses diverses manifestations, est le sacrifice rédempteur du Nouveau Testament, celui du Christ, destiné à procurer à des pécheurs une grâce absente (la grâce christique cette fois) ?
Derrière Journet, Guérard des Lauriers, le Père de Sainte-Marie…
La quatrième partie traite « Du sacrifice du Christ au sacrifice du chrétien ». Elle contient une élucidation de ce qu’est le sacrifice de la messe dont le Père Margelidon, estime qu’elle participe d’un débat. Il s’agit, pour faire faire bref, de tenir ensemble les deux affirmations de Trente :
« C’est une seule victime, c’est le même qui offre maintenant par le ministère des prêtres, qui s’est offert lui-même alors sur la Croix, seule la manière d’offrir diffère », d’une part ;
« « Si quelqu’un dit que, dans la messe, n’est pas offert à Dieu un véritable et authentique sacrifice… qu’il soit anathème », d’autre part.
La messe est un authentique sacrifice non sanglant totalement référé à l’unique sacrifice du Golgotha : unicité du sacrifice du Christ, mais réalité du sacrifice accompli lors de chaque messe.
Dans la théologie récente, un certain nombre de théologiens (comme Charles Journet, le Père de Sainte-Marie, le Père Guérard des Lauriers explicité par l’abbé Lucien) estiment, de diverses manières, que l’oblation du sacrifice du Golgotha coexiste à l’éternité divine et, surplombant le temps, est rendue présente par chaque messe :
« À la messe, cet acte de la croix est actualisé, se rend actuel en s’exerçant hic et nunc par le moyen de l’action totalement instrumentale du prêtre ordonné [et…] ne constitue pas une nouvelle action du Christ, distincte de l’action Rédemptrice » (p. 203).
Derrière le Père Nicolas, le Père Margelidon…
D’autres, au contraire (le Père Jean-Hervé Nicolas, le Père Margelidon), tiennent que le sacrifice eucharistique, entièrement subordonné à celui du Golgotha, est cependant autre, le reproduisant véritablement dans un autre ordre, sacramentel et non sanglant.
La double consécration actuelle des espèces du pain et du vin en Corps et Sang du Christ rendu présent en son état glorieux représente l’immolation de la Croix et la réalise de manière sacramentelle comme une vraie immolation. Le Christ est rendue présent, mais l’immolation passée une fois pour toutes est signifiée en ce sacrifice vrai et sacramentel. Il est d’ailleurs bien possible que, jusqu’à un certain point, la distinction des deux écoles soit formelle.
À propos de cette dernière partie de l’ouvrage, nous posons une question : n’y a-t-il pas une insistance trop forte sur le statut rituel de l’offertoire de la messe spécifié comme l’offrande des fidèles ?
L’offertoire selon le Père Guérard des Lauriers
Au sein de très beaux développements sur le fait que le sacrifice du Christ assume indivisiblement dans le sien tous les sacrifices spirituels des hommes, l’abbé de Massia suivant le Père Guérard des Lauriers voit dans l’offertoire de la messe, non seulement comme le rappelle saint Thomas l’oblatio populi du pain et du vin qui vont devenir Corps et Sang du Christ, mais aussi une représentation symbolique de l’offrande des sacrifices spirituels des assistants, offertoire dont les prières permettent « aux fidèles d’exercer leur fonction spécifique d’offrants » (Père Guérard des Lauriers cité par J. de Massia, p. 232).
Ne conviendrait-il pas de souligner le caractère tout aussi sacerdotal (du sacerdoce hiérarchique) que celui du canon, de l’offertoire, où le prêtre accomplit les gestes de l’offrande de la matière du sacrifice, ou encore de la « grande entrée » orientale ?
C’est ce que semble indiquer les textes du missel eux-mêmes, non seulement ceux de bien des secrètes, mais aussi ceux de ces prières d’offertoire qui font partie des gloses insérées dans toutes les parties de la messe après l’Antiquité tardive, et qui, en l’espèce explicitent les vénérables prières du canon.
Il est vrai que la théologie spirituelle du XXe siècle se plaisait à insister sur cette correspondance entre sacrifice spirituel des fidèles et offertoire de la messe. Voir à ce sujet : Bernard Capelle, cité par l’auteur, p. 234 ; ou plus fortement encore Thomas Deman, La spiritualité de la messe (Albin Michel, 1946) : « Avant de renouveler sur l’autel le sacrifice du Christ, l’Eglise offre à Dieu le sien » (p. 20) ; « Les chrétiens, à la messe, commencent par présenter à Dieu le sacrifice dont ils sont capables par eux-mêmes » (p. 25).]
Dans nos jeunes années, lors des messes de catéchisme, on nous faisait réciter ensemble, en français, les prières de l’offertoire, pendant que le prêtre les disait à l’autel, pour bien marquer que c’est à ce moment-là qu’étaient offerts nos petits sacrifices transfigurés par celui du Christ.
Ce qui est d’ailleurs tout à fait juste, à condition de dire que cela pourrait aussi s’exprimer en regard du canon, de la consécration, ou surtout de la communion (ce que note d’ailleurs l’abbé de Massia : l’aboutissement du sacrifice chrétien dans celui du Christ est manifesté par la communion, p. 227).
L’interprétation allégorique ancienne
Les ministres sacrés, selon un thème de saint Léon, sont au service des autels visibles, tandis que les fidèles immolent sur les autels invisibles de leurs cœurs les hosties de leur conscience pure.
Dans l’interprétation allégorique ancienne de la messe était valorisée, au milieu d’un foisonnement de symbolismes, la correspondance entre les parties de la messe et les étapes de la vie du Christ. Pour Innocent III, l’offertoire silencieux est comme le retrait de Jésus dans le désert d’Ephrem avant sa Passion ; pour Jean-Jacques Olier, c’est la Présentation au Temple.
A l’époque contemporaine, on en est venu à insister sur l’apport des dons par les fidèles (réel jadis, virtuel aujourd’hui) signifiant leur sacrifice propre : le Père Guérard des Lauriers, dans ce contexte, souligne très opportunément la désacralisation que représente la préparation « des fruits de la terre et du travail des hommes » dans la nouvelle liturgie, et recharge en revanche en sacralisation l’offrande « sur la patène avec l’hostie » de nos « modestes sacrifices », selon le cantique.
Quoiqu’il en soit de notre question, finalement marginale, cette mise en lumière à frais nouveaux par l’abbé de Massia de la signification sacrificielle des prières et gestes de l’offertoire de la messe traditionnelle est particulièrement importante aujourd’hui dans la défense et illustration de cette messe qu’on veut éradiquer en raison de la doctrine qu’elle représente.
Comme le note le préfacier, sans faire un plaidoyer partisan de la messe ancienne, l’abbé de Massia donne avec clarté les raisons de son excellence. Il bétonne, en quelque sorte, un offertoire éminemment significatif qu’on a prétendu éliminer. Un livre qu’il ne faut pas manquer de lire.
1°) . Dans La condition originelle et la tentation d’Adam, le péché originel et sa transmission. De saint Thomas d’Aquin à saint Jean-Pau lI, Téqui, 2022, p. 120, le P. Philippe-Marie Margelidon cite Jean de Saint-Thomas, qui estimait qu’il était convenable qu’un sacrifice existât dans l’état d’innocence, et il précise :
« Le sacrifice extérieur n’est que le signe sensible de cette sujétion [de l’homme dans l’état d’innocence] sans le sanctifier, mais y disposant […] Il n’y a pas de sacrements au paradis. Adam est sanctifié directement en son âme par Dieu, mais il exprime à l’égard de Dieu sa sujétion et son hommage religieux par la prière et le sacrifice. »