Au quotidien n°160 : et si l’on reparlait des menus scolaires sans viande

Publié le 03 Mar 2021
Au quotidien n°160 : et si l’on reparlait des menus scolaires sans viande L'Homme Nouveau

Dans une tribune publiée par Valeurs actuelles, l’historien Jean-Marc Albert revient sur la décision du maire de Lyon de supprimer la viande des cantines scolaires. Une mesure idéologique, explique-t-il, mais on le savait déjà. Une contestation surtout du monde occidental et du christianisme.

Les sorties du maire de Lyon nous manquaient. En imposant des repas sans viande dans les cantines scolaires, il a de nouveau dépassé nos attentes. Évidemment, on sourit devant l’indignation gouvernementale — pas moins de quatre ministres qui n’avaient pas manifesté autant de courroux lorsque son prédécesseur fit la même chose. Sans prétendre sonder les cœurs, on peut légitimement penser que cette décision n’est pas seulement sanitaire. Et de nombreux précédents plaident en faveur d’une mesure aussi idéologique qui permet de satisfaire à l’utopie écologiste et de ne pas se mettre à dos l’électorat musulman en évitant les menus de substitution. (…)

Nous serions donc végétariens de naissance. L’Éden, avant la Chute, serait un paradis végétarien où Dieu, en diététicien, aurait conformé le régime à notre physiologie. Certains Pères de l’Église, comme Basile de Césarée, ont tôt fait d’associer l’alimentation carnée à la déchéance des premiers êtres, liant viande et violence et son abstinence à la « douceur ». L’encyclique Laudato si’ du pape François invite à veiller sur la Création plutôt qu’à la soumettre. Pourtant, Adam et Ève n’étaient pas vegan : leur condition ne leur imposait évidemment pas de manger comme un être à l’existence limitée. Certes l’alimentation carnée dit notre condition mortelle, et avec elle justement une part de notre humanité, avec ce qu’elle comporte de faiblesse et d’espérance. La Bible considère l’animal comme faisant partie du vivant et la viande dont elle est issue comme un don divin. Mais les espèces n’y ont pas toutes la même valeur. Relisant les stoïciens et Démocrite, Augustin estime que le « « Tu ne tueras point » ne concerne que l’homme » et Thomas d’Aquin que « les animaux, comme les plantes (…), sont naturellement destinés au bien commun de l’humanité (…). Dieu a remis les animaux à celui qu’il a créé à son image. » La consommation de viande est, en outre, la marque de l’universalisme chrétien. En s’ouvrant à toutes les nourritures, le christianisme s’ouvre à chacun. Paul admoneste les sectes végétariennes qui empêchent l’Église d’être omnivore. Le végétarisme monastique n’a ainsi rien du dogmatisme des groupes manichéens.

Marqueur social et politique, le partage de la viande désigne aussi l’organisation de la cité. À Rome, le princeps est celui qui est « servi d’abord » selon son meritum, i.e. sa part. En refusant de participer aux usages collectifs, les végétariens, pythagoriciens ou orphiques, fragilisent la cohésion sociale par leur vision alternative de la société. Au Moyen-Âge, des hérétiques, comme les Cathares, se détachent de l’ordre chrétien par le végétarisme. (…)

Mais le XVIIIe siècle relance le débat sur le végétarisme associant dans une même détestation la révélation chrétienne et la consommation carnée. La sensibilité des Lumières fait de l’émotion partagée sur la souffrance une exigence morale. Chasse et vivisection sont à abolir. Voltaire, prêt à épouser toutes les croyances pourvu qu’elles ne fussent pas chrétiennes, vante la bonté du végétarisme « indien » qu’il oppose à la « brutalité » carnivore de l’Église. De son côté, Rousseau se fait « pythagoricien » dans La Nouvelle Héloïse et convoque aussi les Écritures pour nous rappeler à notre improbable condition frugivore qui aurait été dénaturée par la consommation animale. Pour certains révolutionnaires — Saint-Just, Boissel, Brissot — le végétarisme serait propre à refonder l’humanité en éradiquant l’alimentation chrétienne. Les Voyages d’Anarchasis de Maréchal, en 1798, fait de Pythagore le premier « communiste » instaurant le végétarisme et l’égalité entre les hommes et les animaux. Lamartine sera sensible à ces lectures. Entrée dans l’ère industrielle, la viande est désacralisée dès lors qu’il n’y a plus de sacrifice ni de partage entre les convives pour réaffirmer l’ordre de la cité. Sa dimension politique est inopérante. Symboliquement, la viande est mise à distance des humains comme les abattoirs le sont des centres urbains. Le zoophage — celui qui mange l’animal — s’est mué en sarcophage — celui qui ingère la chair, sarcos.

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