Après avoir comparé le nombre de morts de la Grande Guerre avec le nombre de victimes de l’avortement en présence d’élus, un prêtre des Vosges a été sanctionné par son diocèse. Enquête.
Quatre semaines de silence pendant les célébrations, telle est la sanction communiquée par le diocèse de Saint-Dié (Vosges) le samedi 19 novembre à l’abbé François Schneider, chargé de la paroisse La-Sainte-Trinité. Ce dernier aurait instrumentalisé “la commémoration des morts de la Première Guerre mondiale au profit d’autres sujets d’ordre éthique et politique” durant la messe du vendredi 11 novembre dans l’église de Bertrimoutier.
Nous avons enquêté pendant plusieurs jours auprès des différents protagonistes pour tenter d’y voir plus clair à propos d’un événement qui met en jeu la place de l’Eglise dans la cité, la liberté de parole des ecclésiastiques et les éventuelles pressions politiques. Le tout dans un contexte de débat sur la constitutionnalisation de l’avortement qui, au moment des faits, n’avait pas encore été votée.
Un contexte politique tendu
Lundi 21 novembre, en fin de journée, la presse nationale commence à titrer sur les “propos polémiques” de ce prêtre. David Valence, député de la deuxième circonscription des Vosges, membre du Parti Radical et du groupe Renaissance, avait en effet posté sur Twitter le 15 novembre un message dans lequel il qualifiait d’indigne le discours tenu par l’abbé Schneider : “l’avortement a fait plus de morts que la Grande Guerre”.
Dans sa communication publique, le diocèse précise que cette mesure a été prise à la suite de ces propos, mais aussi « vu l’antécédent de 2015″. Un prêtre du diocèse – qui préfère garder l’anonymat mais connaît bien l’accusé – le considérant comme “un très bon frère prêtre”, nous explique qu’au moment des attentats du Bataclan, certaines paroles de l’abbé Schneider auraient choqué les fidèles. Il avait été tenu de faire des excuses publiques, qui ont été prononcées lors de la messe du 20 décembre 2015. L’affaire était close. Mais le prêtre a la réputation dans le diocèse de répéter sans cesse et en toutes circonstances la gravité de l’avortement. Une pédagogie qui ne serait pas du goût de tous les fidèles, certains se réfugiant sous d’autres clochers.
Cette homélie de commémoration de l’armistice n’est donc pas un écart dans la pastorale du prêtre et fait pourtant l’objet d’une censure par l’évêque. Plus précisément, par l’administrateur apostolique Mgr Denis Jachiet, évêque de Belfort-Montbéliard, qui est en charge du diocèse depuis le 5 septembre dernier, pour permettre à Mgr Didier Berthet de poursuivre les soins nécessaires à son état de santé.
Ainsi sur le communiqué du 19 novembre aucune signature n’est apposée, seul nom indiqué : “Baptiste Vinciarelli, responsable de la communication du diocèse”. Celui-ci confirme qu’il y a bien eu un décret canonique, ratifié par le chancelier du diocèse.
Le diocèse ne souhaitait pas dans un premier temps communiquer davantage d’éléments, mais l’affaire circule sur les réseaux sociaux. Plusieurs fidèles sont outrés par l’annonce de la sanction et l’évêché publie finalement sur son site, le mercredi 23 novembre, un nouveau communiqué afin “de redire son attachement à la vie, à l’accueil et à la protection de toute vie, de son commencement à sa fin naturelle” et cette fois signé par Mgr Jachiet.
Le lendemain de la publication de ce texte, le jeudi 24 novembre, le diocèse accepte de nous préciser les canons qui ont permis de rédiger le décret (canons 769, 772 et 1333 § 1). Le canon 769 stipule que “La doctrine chrétienne sera proposée d’une manière adaptée à la condition des auditeurs et en tenant compte des besoins du temps”. La sanction a été fixée par l’administrateur apostolique et son conseil.
Lorsqu’est soulevée la question du contexte médiatique sur la constitutionnalisation de l’avortement, Baptiste Vinciarelli nous répond : « Effectivement, le 24 novembre auront lieu des débats à l’Assemblée nationale donc ce n’est pas forcément le bon moment, mais c’est rarement le bon moment ». La proposition de loi a depuis été adoptée à l’Assemblée nationale à une large majorité, avec 337 voix pour et 32 voix contre.
Baptiste Vinciarelli, responsable de la communication du diocèse, n’a pas souvenir de sanction similaire dans le diocèse dernièrement, mais il signale que Mgr Jean-Paul Matthieu, évêque émérite du diocèse, avait déjà averti en 2015 l’abbé Schneider qu’il risquait une sanction s’il choquait à nouveau son auditoire. Le curé avait commenté l’attentat du Bataclan en disant : « Comment des chrétiens, peuvent-ils aller à un concert où la première chanson dit : “j’aime Satan et j’embrasse Satan ?” Le Christ nous dit de ne pas craindre ce qui menace le corps mais ce qui menace l’âme ».
Un canoniste averti nous précise qu’en effet si un précepte formel a été donné au prêtre, il y a désobéissance. Mais cette fois, le thème abordé est différent. Le samedi 12 novembre, Jacques Nicolle, maire sans étiquette de Bertrimoutier, rapporte l’homélie et le scandale que cela a suscité en particulier parmi les élus, à l’abbé Pierre Matthieu, le vicaire général. Il informe également la presse, soutenant que le discours étant public, il se devait de le dénoncer publiquement.
Les lois de Dieu face à la République
Jacques Nicolle accueillait les cérémonies de commémoration du 11 novembre dans son village car la stèle mémorielle intercommunale s’y trouve. Il était donc au premier rang pendant la messe, accompagné de cinq ou six élus : “ [Pendant l’homélie] Le dérapage a commencé par un hommage appuyé au premier ministre de la Hongrie, lequel aurait eu le courage de s’opposer à l’avortement ». Le maire s’est à ce moment-là tourné vers ses voisins “qui ont levé les yeux au ciel” et il s’est dit : “bon, il recommence”. Le maire est sidéré et se demande si les micros de l’église fonctionnent correctement. Il regrette a posteriori de ne pas avoir quitté l’église, car il s’était promis de le faire si le prêtre récidivait.
L’élu local ne fait pas référence à ce moment-là aux évènements de 2015, car il n’est élu que depuis 2020, mais à la commémoration du 8 mai, durant laquelle l’abbé Schneider « avait comparé la loi civile et les lois de Dieu ». Le maire n’avait pas supporté que ce prêtre dise « face aux personnalités publiques présentes qu’il vaut mieux obéir aux lois de Dieu, avant d’obéir aux lois des hommes ». Cet agnostique revendiqué se justifie en expliquant “que ce n’est pas quelque chose, qu’on entend de manière sereine lorsqu’on est maire”, et il s’était dit : « la prochaine fois, je sors ». Il regrette de ne pas l’avoir fait.
Au sujet de l’avortement, ce n’est pas seulement la comparaison qui choque l’élu : « Les propos, il peut très bien les penser lui-même. En tant que pasteur, il pouvait parfaitement les faire siens et peut-être les professer lors d’une messe ordinaire. Mais là, il y avait un côté public et officiel, qui faisait qu’il était hors de question de tenir ces propos-là, à ce moment-là ». Dans ces propos, il y a aussi pour le maire le fait d’avoir publiquement condamné l’avortement qui pose problème.
Le maire s’est d’abord entretenu avec le curé qui a répondu « avec l’onction qui le caractérise. » Jacques Nicolle tient à préciser qu’il s’entend bien avec le prêtre avec lequel il plaisante facilement, « nous ne sommes pas dans une situation de Don Camillo et Pepponne ». Il n’a cependant pas supporté « des propos choquants pour bien des fidèles mais surtout, pour les représentants officiels ».
Durant la rencontre avec le maire, à la fin de la journée du 11 novembre, l’abbé Schneider a très simplement répondu : « On vient dans la maison de Dieu pour entendre la parole de Dieu : faites votre devoir, je fais le mien ». De manière plus anecdotique, le maire se plaint également d’avoir entendu le prêtre dire « qu’il fallait être sensé et reconnaître qu’un homme est un homme, et qu’une femme est une femme ». Cependant, le maire reconnaît de son côté qu’il fréquente assez peu les enceintes religieuses, ce qui expliquerait sa surprise en entendant y être affirmée la doctrine de l’Église.
Un autre prêtre interrogé et en apostolat dans le diocèse, partage la surprise de nombreux fidèles face à la sévérité de la sanction, mais s’interroge sur l’opportunité de ces cérémonies républicaines au sein des églises.
À temps et à contre-temps ?
L’abbé Schneider prend toute cette affaire très sereinement. De son point de vue, il a simplement dit la parole de Dieu, parole qui nous invite à être pour la vie, et non la mort. Durant cette commémoration « nous prions pour ceux qui ont donné leur vie pour que nous restions libres. Que faisons-nous de notre liberté ? C’est la question qu’on peut se poser ? »
Il n’a pourtant pas cherché à faire une allocution politique ce jour-là : « J’ai toujours le même discours. Certains me disent que je parle toujours de la même chose, plusieurs fois dans l’année ou à l’occasion d’un texte ».
Le vicaire épiscopal est venu aux différentes messes du samedi et dimanche, en fin de semaine dernière, pour annoncer la sanction à tout le monde en présence de l’Abbé Schneider. Pour justifier cette mesure, il lui a été dit que le moment n’était pas opportun. Mais y a-t-il un bon moment ? L’abbé Schneider répond avec Saint Paul : « Prêche la parole, insiste à temps et à contretemps, reprends, menace, exhorte, avec une entière patience et toujours en instruisant (2 Tim 4.2). »
Comme l’indique Jean-Paul II dans son encyclique Evangelium vitae : “Dans l’annonce de cet Evangile, nous ne devons pas craindre l’hostilité ou l’impopularité, refusant tout compromis et toute ambiguïté qui nous conformeraient à la mentalité de ce monde (cf. Rm 12, 2). Nous devons être dans le monde mais non pas du monde (cf. Jn 15, 19 ; 17, 16), avec la force qui nous vient du Christ, vainqueur du monde par sa mort et sa résurrection (cf. Jn 16, 33).”
Lors d’un voyage en Pologne, en juin 1991, Jean-Paul II dénonçait les actes nazis : « Parmi ces crimes, les exterminations systématiques de nations entières restent particulièrement choquantes – en premier lieu des Juifs ou de groupes ethniques (comme les Tsiganes), uniquement pour des raisons d’appartenance à telle nation ou race. » Devant des milliers de polonais, alors que le parlement du pays débat à ce moment-là sur la légalisation de l’avortement, Jean-Paul II prononce ces paroles : » Pardonnez-moi, chers frères et sœurs, si je vais encore plus loin. A ce cimetière des victimes de la cruauté humaine de notre siècle s’ajoute encore un autre grand cimetière : le cimetière des enfants à naître, le cimetière des impuissants, dont même leur propre mère ne connaissait pas le visage, consentant, ou cédant à la pression, pour venir lui ôter la vie avant même sa naissance. »
Le pape François dénonce aussi sévèrement l’avortement lors d’une audience publique qui fera polémique, en octobre 2018 : « On ne peut pas, cela n’est pas juste « supprimer » un être humain, même s’il est petit, pour résoudre un problème. C’est comme payer un tueur à gages pour résoudre un problème. »
« Il suffit d’être chrétien »
Les paroissiens de Bertrimoutier semblent tout aussi calmes que leur curé ; sur les trente messages reçus par celui-ci le mardi 22 novembre, au lendemain des publications dans la presse nationale, un seul est négatif. Une dame qui ne vient pas habituellement mais qui connait le prêtre lui a apporté une bonne bouteille et un gâteau en guise de soutien. À ceux qui considèrent que le message n’est plus audible aujourd’hui auprès de nos contemporains, l’abbé Schneider répond « que ce n’est pas parce qu’ils ne peuvent pas entendre, c’est qu’ils ne veulent pas suivre ».
L’abbé François Schneider, âgé de 75 ans et catholique pratiquant depuis toujours, a d’abord été professeur de français et de latin dans l’Éducation nationale. Il a d’ailleurs connu la vie conjugale : « mon épouse est morte il y a 45 ans et moi j’ai été ordonné il y a 29 ans. » Sa femme était, elle aussi professeur, mais de biologie et défendait activement la vie. Un combat qu’il n’a pas abandonné lorsqu’il est rentré au séminaire après douze ans de veuvage : « Il suffit d’être chrétien, c’est tout. »
L’abbé a récemment donné pour exemple à ses paroissiens la vie de Saint Marcellin, pape et martyr durant les persécutions de Dioclétien. Une vie qui l’inspire particulièrement et lui donne du courage à certains moments. La tradition rapporte que saint Marcellin aurait d’abord cédé au culte des idoles, mais l’évêque de Rome se reprit et devint martyr par fidélité à sa foi en Jésus-Christ.
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