Saint Bonaventure, avons-nous pu lire récemment, n’était pas aussi intelligent que saint Thomas : d’accord avec cela, le franciscain aurait ainsi choisi de recevoir son doctorat après le dominicain. Certains, contre-attaquant, avancent qu’en revanche, peut-être, il fut saint plus vite : Thomas ne le déclara-t-il d’ailleurs pas ?
Un jour, en effet, que Thomas d’Aquin était venu au couvent de Mantes rencontrer Bonaventure, il l’aperçut absorbé dans le travail et la contemplation présidant à la rédaction de la biographie de saint François : « Laissons un saint travailler pour un saint », dit-il, avant de se retirer.
Ces comparaisons ont quelque chose de puéril, et l’on devrait se fixer la règle qui a cours au Paradis selon Dante (La Divine Comédie, Le Paradis, Chant XII) : c’est à Thomas d’Aquin qu’incombe l’éloge de saint François, et à Bonaventure celui de saint Dominique.
En fait, il est difficile et risqué pour un nain de disserter sur les vertus des géants ; il n’est pas à la bonne hauteur. Le mieux serait qu’il gagne la place que l’adage médiéval lui assigne : « Nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants ».
Le géant de saint Bonaventure
Saint Thomas, comme saint Bonaventure, n’agirent eux-mêmes pas autrement. Pour donner une seule manifestation, visible de tous, de cette attitude d’âme, on rappellera que la construction même des questions de la Somme théologique témoigne d’une constante révérence envers les autorités du passé, et surtout elle pose systématiquement l’une d’elles pour point de bascule du raisonnement (dans le sed contra) entre les objections initiales et les solutions où se déploient la synthèse et la pensée originale de saint Thomas.
Cela est vrai aussi de saint Bonaventure ; toutefois, de manière privilégiée, son géant à lui fut François d’Assise. Car, si Thomas d’Aquin fut un frère prêcheur plus qu’un dominicain, Bonaventure, lui, tout frère mineur qu’il ait été, fut essentiellement un franciscain. Un frère de François d’Assise.
Sous le signe de François depuis son enfance
Cette relation commença très tôt et, aux dires mêmes de l’intéressé, lui sauva la vie. Le fils de Giovanni di Fidanza et de Maria di Ritello était né à Bagnoregio vers 1217, plus probablement qu’autour de 1221, ces deux dates étant le plus souvent citées. Baptisé sous le prénom de son père, il fut atteint dans sa prime enfance d’une grave maladie dont sa mère obtint la guérison par un vœu adressé à saint François.
Les dates étant à la fois imprécises et très proches du décès du Poverello (1226), l’histoire finit par raconter que le saint d’Assise, de son vivant, avait tracé un signe de croix sur le petit malade, puis s’était exclamé : « Oh bona ventura ! » Prescience d’une bonne fortune pour son Ordre, pour l’Église… à moins que, la rencontre n’ayant pas eu lieu, ce cri ne fût que l’expression de la joie paternelle. En tout cas, le nom de Bonaventure serait resté, avec la certitude ancrée d’un miracle et une gratitude infinie.
Fut-il éduqué en partie dans le couvent des frères mineurs de sa patrie, comme le mentionne la bulle de Sixte IV le faisant – avec Thomas d’Aquin – docteur de l’Église ? Les sources manquent. Ce qui est certain, c’est que ce fut à Paris, dans le cours de ses études de philosophie et de théologie auprès des franciscains Alexandre de Halès et Jean de La Rochelle qu’il devint membre de l’Ordre. C’était en 1243, et il était à Paris depuis 1238.
Bonaventure serait parisien pour toute la durée de ses études et de son enseignement, puis le resterait de manière intermittente à partir de 1257, date à laquelle il fut choisi comme ministre général de l’Ordre des frères mineurs. Sa qualité de théologien de l’Université de Paris lui acquérait les faveurs de certains, enclins à insérer l’Ordre dans la vie et la pastorale ordinaires de l’Église ; son attachement éprouvé à l’inspiration primitive de François d’Assise (pauvreté, évangile sans glose) le recommandait auprès des autres, dont Jean de Parme à qui le Pape venait de demander de renoncer à sa charge, mais qui demeurait influent.
Une solution plus haute
Faisant face aux détracteurs de l’extérieur, écartelé par les tensions internes entre frères, Bonaventure s’efforça de ne rien sacrifier. S’appliquent à lui les mots de Jean Guitton à propos de Jeanne d’Arc : « Bien souvent, quand nous croyons résoudre un problème moral, c’est en sacrifiant une exigence à une autre.
Nous sommes pour l’autorité contre les libertés, pour la lettre contre l’esprit, pour la force contre la justice ou inversement. Ce qui est particulièrement frappant chez Jeanne, c’est qu’elle a trouvé sa voie sans sacrifier une des deux extrémités, mais en montant, pour définir une solution plus haute. » (Problème et mystère de Jeanne d’Arc, 1961, p.21)
Monter, pour une solution plus haute. Au regard de la présente approche, deux ouvrages de saint Bonaventure doivent être cités. En 1259, s’étant retiré sur le mont Alverne, où les stigmates de la Passion avaient été imprimées dans le corps de saint François, il écrivit le sublime Itinerarium, Itinéraire de l’âme en Dieu. Paraîtrait encore en 1263, suite à la demande du chapitre de 1260, la biographie de saint François, la Legenda major.
Legenda… non pas légende au sens banal et moderne du terme, mais, selon l’étymologie, « ce qui doit être lu ». Certes, il y avait là une volonté d’établir une image officielle du fondateur dans le cadre de l’œuvre de pérennisation et de pacification entreprise. Cependant, consonant avec la théologie de Bonaventure, le titre signifiait aussi : ce qu’on peut lire à nouveau clairement, grâce à la figure du Poverello, de « la symphonie à plusieurs voix dans laquelle le Verbe unique s’exprime » (Benoît XVI, exhortation apostolique post-synodale Verbum Domini, 2010, n°7).
Bonaventure poursuivait ainsi et approfondissait son œuvre théologique. Reprenant les schémas néoplatoniciens du Bien diffusif de soi, de l’émanation de l’Un et du retour vers l’Un pour rendre compte de ce qui existe, le théologien les avait modifiés en profondeur par le mystère d’amour trinitaire qui en est la source et la fin, par Jésus-Christ qui en est le centre en tant qu’il est la raison, l’exemplaire et le salut de la création et de toute réalité créée.
A la ressemblance de l’exemplaire
Saint François, dans la figure tracée par la Legenda et par l’Itinerarium, est l’accomplissement de la vocation chrétienne. Bonaventure avait noté dans son Commentaire des Sentences que, « comme la créature rationnelle, ou l’intellect, est en quelque sorte toutes choses [Aristote, De Anima, III, 8], toutes choses sont destinées à y être inscrites, et les ressemblances de toutes choses à y être imprimées et peintes. » (II Sent., d. 16, a. 1, q. 1, resp. ad arg. 5)
Les stigmates de la Passion – chez François ; il semble qu’il en aille différemment de Padre Pio par exemple – furent le sceau d’une vie théologique autant que théologale : « que par la théologie symbolique nous usions droitement des choses sensibles, que par la théologie au sens propre nous usions droitement des intelligibles, et que par la théologie mystique nous soyons ravis dans les transports de l’esprit. » (Itinerarium, I, 7)[1]
Nulle surprise alors quand, quelques mois plus tard, François composa le Cantique des créatures. D’aucuns s’étonnent de l’apparente absence de Jésus-Christ dans ce cantique tourné vers le Père. Justement ! Absent dans les mots, le Fils y est présent comme Verbe : Celui qui chante c’est le Fils ; c’est François, c’est Bonaventure qui chantent la louange de la création et ainsi la reconduisent au Père.
[1]Sur ce sujet, on lira avec beaucoup de profit : SOLIGNAC Laure, « De la théologie symbolique comme bon usage du sensible chez saint Bonaventure », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2011/2 (Tome 95), p. 413-428
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