La proclamation de saint Grégoire de Narek, grand docteur marial de l’Arménie, comme nouveau docteur de l’Église a donné occasion au Pape de commémorer le centenaire du génocide du peuple arménien, plus connu sous le nom de Medz Yeghern, « le Grand Mal ». Entre 1914 et 1918, les atrocités commises par les Ottomans à l’encontre des Arméniens se multiplièrent et les victimes se chiffrèrent à environ un million. Ce génocide entraîna la mort de la moitié de la population chrétienne arménienne de l’Empire ottoman. Les autres fuirent dans la diaspora ou en Russie. Pourtant l’Arménie, dont le baptême remonte à 301, revendique elle aussi le titre de fille aînée de l’Église puisque de fait elle fut le premier peuple officiellement chrétien, et cela plus d’une dizaine d’années avant l’édit de Milan. C’est pourquoi Benoît XVI pouvait dire que « la récente histoire de l’Église apostolique arménienne a été écrite avec les couleurs contrastantes de la persécution et du martyre, de l’obscurité et de l’espérance, de l’humiliation et de la renaissance spirituelle ».
Le martyre constitua un élément constant de l’Histoire de ce peuple, depuis le sacrifice de Vardan Mamikonian et de ses compagnons lors de la bataille d’Avarayr (en 451) contre le sassanide Yazdgard II qui voulait imposer à tous la religion mazdéenne. Jean-Paul II, dans sa Lettre pour le dix-septième centenaire du baptême de l’Arménie, le soulignait en ces termes : « La foi de votre peuple demeure indissociablement liée au témoignage du sang versé pour le Christ et pour l’Évangile. » Et dans son Discours lors de son voyage apostolique en Arménie il ajoutait : « Pour le peuple arménien les termes de “sainteté” et de “martyre” sont devenus presque synonymes dans votre vocabulaire. » L’Église a toujours eu conscience du sacrifice héroïque de ce peuple. Comment ne pas rappeler à ce sujet les nombreuses exhortations adressées par Léon XIII aux catholiques en vue de soulager l’état de pauvreté et les souffrances des populations arméniennes ? On ne peut pas non plus oublier les interventions décisives du pape Benoît XV lorsque, avec une profonde émotion, il déplorait la situation du pauvre peuple arménien que l’on conduisait à la mort.
En baptisant tout un peuple, saint Grégoire, appelé « l’Illuminateur », a mis en évidence le double sens du baptême : d’une part, le fait que le passage des ténèbres à la lumière se réalise par et dans le Christ seul vrai Illuminateur et, d’autre part, que cette lumière se diffuse à travers tout un peuple grâce à sa culture, comme le soulignait Jean-Paul II pour la Pologne à l’Unesco en 1980. Et cela nous fait immédiatement penser à tous les moines arméniens devenus maîtres parce que vrais témoins de leur baptême. Ces maîtres sur les traces de saint Grégoire poursuivirent la prédication, diffusant de cette manière la lumière de la vérité évangélique, qui révèle à l’homme la vérité de son être même et en déploie les riches potentialités culturelles et spirituelles, comme le soulignait Benoît XVI en 2008.
Dans les messages donnés à l’occasion de ce jubilé, le Pape François rappelle tout cela, insistant sur le fait que la lumière pascale octroyée à ce peuple par son baptême fait de lui un peuple de ressuscités, malgré le génocide causé par l’indifférence générale et collective, comme aujourd’hui celui d’Irak ou de Syrie. Pourtant, remarque le Pape, cacher le mal ne sert de rien. Il faut tirer avec Marie les leçons de l’Histoire et on lira avec un soin extrême les avertissements du Pape à propos de la Troisième Guerre mondiale en réalité déjà commencée et comme toujours par l’extermination des chrétiens.
Les paroles du Pape François du 12 avril 2015 :
Salutations au début de la messe pour les fidèles de rite arménien
Chers frères et sœurs Arméniens, chers frères et sœurs,
En des occasions diverses j’ai défini cette époque comme un temps de guerre, une troisième guerre mondiale « par morceaux », où nous assistons quotidiennement à des crimes atroces, à des massacres sanglants, et à la folie de la destruction. Malheureusement, encore aujourd’hui, nous entendons le cri étouffé et négligé de beaucoup de nos frères et sœurs sans défense, qui, à cause de leur foi au Christ ou de leur appartenance ethnique, sont publiquement et atrocement tués – décapités, crucifiés, brulés vifs –, ou bien contraints d’abandonner leur terre.
Aujourd’hui encore nous sommes en train de vivre une sorte de génocide causé par l’indifférence générale et collective, par le silence complice de Caïn qui s’exclame : « Que m’importe ? », « Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4, 9 ; Homélie à Redipuglia, 13 septembre 2014).
Notre humanité a vécu, le siècle dernier, trois grandes tragédies inouïes : la première est celle qui est généralement considérée comme « le premier génocide du XXe siècle » (Jean-Paul II et Karekin II, Déclaration commune, Etchmiadzin, 27 septembre 2001) ; elle a frappé votre peuple arménien – première nation chrétienne –, avec les Syriens catholiques et orthodoxes, les Assyriens, les Chaldéens et les Grecs. Des évêques, des prêtres, des religieux, des femmes, des hommes, des personnes âgées et même des enfants et des malades sans défense ont été tués. Les deux autres ont été perpétrées par la nazisme et par le stalinisme. Et, plus récemment, d’autres exterminations de masse, comme celles au Cambodge, au Rwanda, au Burundi, en Bosnie. Cependant, il semble que l’humanité ne réussisse pas à cesser de verser le sang innocent. Il semble que l’enthousiasme qui est apparu à la fin de la seconde guerre mondiale soit en train de disparaître et de se dissoudre. Il semble que la famille humaine refuse d’apprendre de ses propres erreurs causées par la loi de la terreur ; et ainsi, encore aujourd’hui, il y en a qui cherchent à éliminer leurs semblables, avec l’aide des uns et le silence complice des autres qui restent spectateurs. Nous n’avons pas encore appris que « la guerre est une folie, un massacre inutile » (cf. Homélie à Redipuglia, 13 septembre 2014).
Chers frères arméniens, aujourd’hui nous rappelons, le cœur transpercé de douleur mais rempli d’espérance dans le Seigneur ressuscité, le centenaire de ce tragique événement, de cette effroyable et folle extermination, que vos ancêtres ont cruellement soufferte. Se souvenir d’eux est nécessaire, plus encore c’est un devoir, parce que là où il n’y a plus de mémoire, cela signifie que le mal tient encore la blessure ouverte ; cacher ou nier le mal c’est comme laisser une blessure continuer à saigner sans la panser !
Je vous salue avec affection et je vous remercie pour votre témoignage.
Je salue et je remercie pour sa présence Monsieur Serž Sargsyan, Président de la République d’Arménie.
Je salue aussi cordialement mes frères Patriarches et Évêques : Sa Sainteté Karekin II, Patriarche Suprême et Catholicos de tous les Arméniens ; Sa Sainteté Aram Ier, Catholicos de la Grande Maison de Cilicie ; Sa Béatitude Nerses Bedros XIX, Patriarche de Cilicie des Arméniens Catholiques ; les deux Catholicossats de l’Église Apostolique Arménienne, et le Patriarcat de l’Église Arméno-Catholique.
Avec la ferme certitude que le mal ne vient jamais de Dieu infiniment Bon, et enracinés dans la foi, affirmons que la cruauté ne peut jamais être attribuée à l’œuvre de Dieu, et en outre ne doit absolument pas trouver en son Saint Nom une quelconque justification. Vivons ensemble cette célébration en fixant notre regard sur Jésus-Christ, vainqueur de la mort et du mal.
HOMÉLIE DU PAPE FRANÇOIS
Saint Jean, qui était présent au Cénacle avec les autres disciples le soir du premier jour après le sabbat, rapporte que Jésus vint au milieu d’eux et dit : « Paix à vous », et « il leur montra ses mains et son côté » (20, 19-20), il montra ses plaies. Ils reconnurent ainsi que ce n’était pas une vision, c’était vraiment lui, le Seigneur, et ils furent remplis de joie.
Huit jours plus tard, Jésus vint de nouveau au Cénacle et montra les plaies à Thomas, pour qu’il les touche comme il le voulait, afin de pouvoir croire et devenir lui aussi un témoin de la résurrection.
Nous aussi, aujourd’hui, en ce dimanche que saint Jean-Paul II a voulu appeler de la Divine Miséricorde, le Seigneur montre ses plaies, par l’’intermédiaire de l’Évangile. Ce sont des plaies de miséricorde. C’est vrai : les plaies de Jésus sont des plaies de miséricorde. « Par ses blessures nous sommes guéris » (Is 53, 5).
Jésus nous invite à regarder ces plaies, il nous invite à les toucher, comme il l’a fait avec Thomas, pour guérir notre incrédulité. Il nous invite surtout à entrer dans le mystère de ces plaies, qui est le mystère de son amour miséricordieux.
A travers elles, come par une brèche lumineuse, nous pouvons voir tout le mystère du Christ et de Dieu : sa passion, sa vie terrestre – pleine de compassion pour les petits et les malades – son incarnation dans le sein de Marie. Et nous pouvons remonter toute l’histoire du salut : les prophéties – spécialement celle du Serviteur de Yahvé –, les psaumes, la Loi et l’alliance, jusqu’à la libération d’Égypte, à la première Pâque et au sang des agneaux immolés ; et aussi aux Patriarches, jusqu’à Abraham, et ensuite dans la nuit des temps, jusqu’à Abel et à son sang qui crie de la terre. Nous pouvons voir tout cela à travers les plaies de Jésus crucifié et ressuscité, et, comme Marie dans le Magnificat, nous pouvons reconnaître que « sa miséricorde s’étend d’âge en âge » (cf. Lc 1,50).
Face aux événements tragiques de l’histoire humaine nous restons parfois comme écrasés, et nous nous demandons « pourquoi ? ». La méchanceté humaine peut ouvrir dans le monde comme des gouffres, de grands vides : vides d’amour, vides de bien, vides de vie. Et alors nous nous demandons : comment pouvons-nous combler ces gouffres ? Pour nous c’est impossible ; Dieu seul peut combler ces vides que le mal ouvre dans nos cœurs et dans notre histoire. C’est Jésus fait homme et mort sur la croix qui comble l’abîme du péché par l’abîme de sa miséricorde.
Saint Bernard, dans son commentaire du Cantique des Cantiques (Disc. 61, 3-5 ; Opera omnia 2, 150-151), s’arrête justement sur le mystère des plaies du Seigneur, en utilisant des expressions fortes, audacieuses, qu’il nous fait du bien de reprendre aujourd’hui. Il dit qu’ « à travers les blessures de son corps, l’amour caché du cœur [du Christ] se manifeste, le grand mystère de l’amour se révèle, les entrailles de la miséricorde de notre Dieu se montrent ».
Voilà, frères et sœurs, la voie que Dieu nous a ouverte pour enfin sortir de l’esclavage du mal et de la mort, et entrer dans la terre de la vie et de la paix. Cette voie c’est lui, Jésus, crucifié et ressuscité, et ce sont particulièrement ses plaies pleines de miséricorde.
Les saints nous enseignent que le monde se transforme par de la conversion du cœur, et cela se produit grâce à la miséricorde de Dieu. Pour cette raison, que ce soit devant mes péchés ou que ce soit devant les grandes tragédies du monde, « ma conscience sera troublée mais elle n’en sera pas ébranlée, parce que je me souviendrai des blessures du Seigneur. En effet “il a été transpercé à cause de nos fautes” (Is 53, 5). Il n’y a rien qui soit mortel pour nous qui ne puisse être guéri par la mort du Christ » (ibid.).
Le regard tourné vers les plaies de Jésus ressuscité, nous pouvons chanter avec l’Église : « Éternel est son amour » (Ps 117, 2) ; sa miséricorde est éternelle. Et avec ses paroles imprimées dans le cœur, marchons sur les routes de l’histoire, la main dans la main de notre Seigneur et Sauveur, notre vie et notre espérance.