« Écoute ma voix, Seigneur, que j’élève vers toi. Sois mon secours, ne m’abandonne pas, ne me dédaigne pas, Dieu mon Sauveur. Le Seigneur est ma lumière et mon salut, qui craindrai-je ? » (Psaume 26, 7, 9 et 1)
Commentaire spirituel
Le texte de cet introït est le même, en partie, que celui de l’introït du même nom que l’on chante à la messe du dimanche qui suit l’Ascension. Empruntés au même psaume 26 (27), ces deux chants méritent d’être étudiés en parallèle. Ils sont en effet différents par leur mélodie, leur mode, et par le texte de leur seconde partie. Ils sont semblables par le texte de leur première phrase et par celui du verset qui reprend dans les deux cas le tout début du psaume 26. Cette identité commune et ces différences partielles sont intéressantes ; regardons les de plus près car elles nous montrent, par leur belle complémentarité, la richesse spirituelle contenues dans ces deux pièces grégoriennes.
Penchons nous d’abord sur les deux textes :
Mon cœur t’a dit : je cherche ton visage, c’est ton visage que je cherche, Seigneur. Ne détourne pas ta face de moi.
Sois mon secours, ne m’abandonne pas, ne me dédaigne pas, Dieu mon Sauveur.
Ce qui unit ces deux textes, c’est d’une part l’appel initial lancé vers le Seigneur : on lui demande d’écouter la voix qui monte vers lui ; et d’autre part, l’affirmation pleine de confiance qui ferme les lèvres et place l’âme dans la sécurité absolue. Ces deux expressions de la prière correspondent, d’une certaine manière, à la prise de contact de l’âme avec son Dieu, et à la plénitude de sa possession dans la foi pleine d’amour. On a là un résumé saisissant de la vie spirituelle, dans son commencement qui s’exprime à travers l’humble prière de demande, et dans sa consommation que traduit la perception de tout ce qu’est Dieu pour l’âme : lumière, salut, en plénitude. Dans l’entre-deux, et c’est là précisément que nos introïts se séparent et se complètent, on trouve les deux attitudes fondamentales de l’âme face à son Dieu : elle le cherche quand elle ne le possède pas encore ; elle en jouit et désire le garder lorsqu’elle le possède et craint de le perdre. La quête ardente de Dieu, d’une part, et d’autre part la délicatesse aimante qui fait tout pour ne pas déplaire au bien aimé et risquer de le voir s’éloigner. Ces deux introïts, on le voit, sont inséparables dans leur message. Tous deux expriment une inquiétude mais à deux stades différents : le stade de la recherche encore inexperte des joies de l’union ; et le stade de la possession qui ne peut jamais être parfaite ici bas. L’âme est inquiète quand elle cherche son Dieu, parce qu’il lui manque profondément ; et elle est inquiète aussi quand elle est en sa présence, car elle se sait fragile et incapable, sans la grâce, de retenir son bien-aimé.
Ces textes magnifiques qui nous disent en termes tout simples, ceux des psaumes, prière des pauvres, les plus hautes vérités de la vie spirituelle, nous rejoignent aussi très concrètement dans notre vie de prière, avec ses hauts et ses bas, ses ferveurs et ses langueurs, ses consolations et ses désolations. Bien souvent, dans notre prière, nous faisons l’expérience d’un grand désert parsemé de trop rares oasis de fraîcheur et de repos en Dieu. Les distractions, les sécheresses, les retours en force de ce qui nous habite tout au long de nos journées, les attaches qui nous lient aux créatures dont le souvenir nous envahit, tout cela, c’est le lot fréquent de celui ou de celle qui est entré en lice dans l’arène du combat spirituel et qui lutte pour obtenir la palme du recueillement, prélude des grâces mystiques qui sont un don gratuit de Dieu. L’absence de Dieu, ou du moins son silence et son sommeil dans la petite barque bien ballottée de notre âme, voilà le plus souvent l’impression que nous ressentons lorsque nous nous mettons en prière. Alors notre inquiétude se traduit par un désir véhément de Dieu, une faim et une soif de son amour qui nous manque et dont nous savons l’importance unique par notre foi qui nous le redit sans cesse. Et quand la ferveur nous visite, notre inquiétude est celle de saint Pierre sur le mont Thabor. Seigneur, il est bon que nous soyons ici ! Si tu veux, établissons là notre tente et reste avec nous. Cette inquiétude du cœur qui aime et qui veut demeurer dans la possession de son amour qui le comble, est aussi celle de l’épouse du Cantique qui a perdu une fois la présence de son bien-aimé et qui, l’ayant enfin retrouvé après une recherche anxieuse, a ce cri du cœur : « J’ai trouvé celui que mon cœur aime. Je l’ai saisi et ne le lâcherai point ». Ici, dans notre introït, l’âme inquiète demande au Seigneur de ne pas l’abandonner à sa misère : « Sois mon secours, ne m’abandonne pas, ne me dédaigne pas, Dieu mon Sauveur. »
Commentaire musical
Au plan mélodique aussi la comparaison des deux introïts est fructueuse. Ils sont d’abord empruntés à deux modes différents : le 1er mode pour le chant pascal et le 4ème mode pour notre introït d’aujourd’hui. La différence mélodique est repérable dès la première phrase, alors que les textes sont semblables, et même dès l’intonation : la première monte, la seconde descend. La première est en quête, en élan, la seconde est en jouissance, en repos. L’accent de exáudi, à peine souligné, celui de Dómine, tout plein de ferveur et d’amour, avant la descente au grave, tout indique que l’âme est en paix, toute recueillie en celui dont la présence la comble. Tout est simple encore, mais tout va s’intensifier très vite et devenir presque dramatique. La voix de l’épouse, sur vocem meam, se fait toute amoureuse, avec un seul petit élan bien ardent sur l’accent de meam, qui prélude à l’expression de la crainte qui va venir bientôt. Cette simplicité confiante, cette paix sereine ne se démentent pas jusqu’à la fin de cette première phrase, malgré l’ardeur du cri, souligné par les épisèmes qui affectent tous les neumes de clamávi. On a l’impression d’assister au dialogue d’amour de l’épouse avec son époux, d’être admis dans l’intimité reposante de leur présence mutuelle.
C’est avec la seconde phrase que le ton change, et cela se remarque tout de suite. La montée mélodique de adjútor nous propulse très vite vers un sommet que la première phrase n’a pas atteint. Le Sib témoigne encore de la tendresse de l’âme, mais on sent que l’inquiétude l’a saisie et elle invoque le secours de son bien-aimé, pressentant qu’il pourrait ne pas demeurer avec elle dans le nid douillet de leur relation privilégiée. Il faut mettre beaucoup de chaleur dans ce meus, adjectif possessif qui traduit si bien l’amour de l’âme. Il n’y a aucun reproche dans cette expression qui se fait véhémente. C’est l’inquiétude de l’amour qui s’exprime, le cœur qui s’affole. Le sommet mélodique de toute la pièce est atteint sur le double Do de esto, très expressif puisque ce verbe signifie l’être de Dieu, cet être dont la stabilité absolue est invoquée ici en gage de fidélité. Quand Dieu a donné son amour, il ne saurait le retirer, c’est ce que demande avec ardeur l’âme qui a compris que la vie spirituelle est une longue ascension vers un sommet qui parfois se dérobe à ses yeux.
Le traitement mélodique de ne derelínquas me est très touchant. Après le sommet intensif, ces mots nous font revenir à la simplicité confiante du début, mais avec cette nuance d’inquiétude qui désormais ne quittera plus le chant de l’âme jusqu’à la fin de la pièce. De façon très fine et avec beaucoup de psychologie, la mélodie semble inviter le Seigneur à regarder la fragilité de son épouse. Il y a là comme un mouvement furtif d’introspection, qui est très émouvant. « Ne m’abandonne pas. » Voilà le cri douloureux de la prière, quand on a compris que l’éloignement de Dieu provoquerait immédiatement une retombée de l’âme dans le chaos du péché.
Alors l’âme insiste sur cette demande essentielle. Elle se sait aimée de Dieu, elle se sait en même temps incapable de lui plaire par ses propres œuvres, si sa grâce ne la soutient pas. Elle est toute dans la dépendance de ce bon plaisir qui l’a gratifiée des promesses et des échanges les plus inconcevables. Et elle demande avec instance au Seigneur de ne pas la dédaigner, la répudier, la mépriser. Quelle délicate psychologie, encore une fois, dans ces neumes pleins de douceur de neque despícias me ! On y trouve la certitude d’être aimé et la crainte amoureuse de ne plus l’être, crainte dont on sait qu’elle est la meilleure garantie pour être exaucé dans sa demande et même attiser l’amour chez le bien-aimé. L’âme ne joue pas, cependant, elle ne cherche pas à séduire en invitant Dieu à la regarder, car elle sait que le regard de son Dieu la pénètre de toutes parts. Elle laisse seulement monter sa paisible assurance vers celui qui la lui a conférée de si longue date. Et la pièce se termine de façon absolument admirable, par cet acte de foi plein d’amour : « Dieu, mon Sauveur » ! Il faut mettre le maximum d’intensité dans ce Deus, notamment dans l’accent très appuyé, marqué tout du long d’un épisème expressif, mais aussi dans sa finale pleine de fermeté. Une largeur qui n’est pas lourdeur car elle doit être traversée par la vie et l’amour. On reprend ensuite du mouvement et de la légèreté sur salutáris, passage très beau, très confiant et très ardent aussi, juste avant la cadence contemplative du 4ème mode, qui, sur meus, enveloppe la fin de cette pièce dans une tendresse toute amoureuse, avant le verset de lumière qui peut jaillir alors avec confiance et solidité.
Un chant comme celui-là, dans sa simplicité mélodique, atteint des profondeurs psychologiques et théologiques qu’une audition superficielle peut bien sûr ne pas déceler. Mais le charme des mélodies grégoriennes, assumées par la liturgie, s’insinue en nous à notre insu. Chanter ou écouter cet introït nous transforme réellement, nous fait épouser presque inconsciemment les sentiments inspirés qu’il véhicule. Nous sommes ainsi emportés dans la relation essentielle de la prière de l’Église face à face avec son Époux, le Christ. Et ce sont les accents du Cantique des cantiques qui résonnent dans nos âmes, sous le charme de ce jeu mystique fait d’amour et de crainte, de sécurité et d’inquiétude, d’espérance folle et de fragilité totale.
Pour écouter l‘introit :