Jacques Fesch ou le retour du bon larron

Publié le 23 Jan 2016
Jacques Fesch ou le retour du bon larron L'Homme Nouveau

La parution des Œuvres complètes de Jacques Fesch (1), celle d’un bref essai de spiritualité consacré à son étonnant parcours, Mystique public n° 1 de Mireille Cassin (2), invitent, bientôt soixante ans après sa mort sur l’échafaud, le 1er octobre 1957, à revenir sur la vie, la personnalité, la conversion de ce fils de famille « dévoyé », braqueur par facilité, meurtrier par malchance, que la grâce de Dieu porta à des sommets mystiques et dont la cause de béatification est toujours ouverte.

Le drame

Tout commence, lamentablement, l’après-midi du 25 février 1954, 39, rue Vivienne à Paris. Là se trouve un changeur, M. Silberstein, avec lequel le père de Jacques, banquier bien connu, est en affaires. C’est d’ailleurs le prétexte que le jeune homme a avancé pour passer à la boutique en compagnie d’un ami. Celui-ci n’imagine pas une seconde qu’en fait de « service à rendre à son père », Jacques, 23 ans, criblé de dettes et qui a besoin d’argent pour s’acheter un bateau et naviguer vers les mers du Sud, a décidé de dévaliser le commerçant… Dans ce but, Fesch s’est muni d’un marteau, de corde et d’un revolver, dérobé dans le tiroir paternel, dont il ne sait pas se servir. Cet attirail n’est là, dans son idée, que pour faire peur et obtenir ce qu’il veut. Seulement, Silberstein n’est pas impressionnable. Et, surtout, il n’a pas la grosse somme que son voleur improvisé prétend lui arracher. Jacques l’avouera, dans le récit des faits rédigé à la demande de son avocat : « On rentre, les traits hagards et l’air mauvais. Tout ce qu’on a prémédité s’envole de la pensée, on agit comme un automate. J’ai commis cette agression pour rien ! Aurait-elle réussi que je n’en aurais pas été plus avancé puisque l’argent n’y était pas. J’ai frappé, j’ai pris les quelques billets qui étaient là ».

Dans son affolement, Jacques ne voit pas que son ami, dont la justice voudra faire son « complice », paniqué, s’est rué dehors, en quête d’un agent de police ! En manipulant le revolver, Jacques se tire une balle dans la main, ne ressent même pas la douleur, pas plus qu’il ne prend conscience d’avoir enlevé le cran de sûreté. À la sortie de la boutique, les passants, attroupés, hurlent : « Je cours, passe devant ma voiture que je ne pense pas à prendre. Je fuis, on me traque, on me frappe, on crie. (…) Qu’ai-je fait ? ».

Derrière le piteux auteur du braquage manqué, une foule s’est mise en chasse. Fesch, acculé, se réfugie dans un immeuble. On l’a vu. Arrive un agent de police, Jean Vergne, 35 ans, veuf qui élève seul sa fillette. Et c’est le drame, horrible, absurde, irréparable. Pour s’échapper, Fesch tire sans viser sur cette silhouette que ce grand myope, ayant perdu ses lunettes dans sa fuite, distingue à peine. Vergne est tué sur le coup par cette unique balle tirée au hasard. Désormais, Fesch est un tueur de flic, on ne lui fera pas de cadeau. Tout juste arrêté, son compte est déjà bon. Il est le seul à ne pas le comprendre.

Enfant de son époque

Nous sommes tous les enfants de notre époque. Fesch, pour son malheur, aussi. Il est l’archétype achevé d’une jeunesse des années cinquante en rupture avec la morale « bourgeoise » des générations précédentes, pénétrée d’existentialisme, matérialiste jusqu’au désespoir, se saoulant de « sensations » pour oublier l’intolérable réalité de la condition humaine vouée à la mort. Récusant les règles sociales, vivant avant son officialisation la libération des mœurs, se grisant de vitesse au volant dans une surenchère parfois suicidaire, ces garçons et ces filles à peine sortis de l’adolescence, occasionnellement capables de crimes sordides propres à effarer les lecteurs les plus blasés de faits divers, scandalisent et font peur. Dans un monde infiniment moins permissif que le nôtre, contre lequel, précisément, ces jeunes gens s’insurgent, la répression semble l’ultime argument à opposer à ce qui s’avère, en fait, une détresse spirituelle immense et laissée sans secours.

Jacques Fesch tentera de l’expliquer à ses juges, à la presse, à l’opinion ; il ne sera pas entendu. Et comment le serait-il ? Fils de banquier, élevé dans un superbe et glacial hôtel particulier de Saint-Germain-en-Laye, éduqué dans les meilleurs collèges et lycées d’où sa désespérante nonchalance le fait systématiquement renvoyer, il n’a jamais manqué de rien. Sur le plan matériel s’entend. Sur le plan spirituel, c’est une autre affaire.

Préfacier de ses écrits, son petit-fils, Quentin Toury-Fesch, et Mireille Cassin s’interrogent sur le rôle tenu par Georges Fesch, père de Jacques, dans sa vie. Jac­ques aura éprouvé envers cet homme brillant, dur, cynique et méprisant, « athée au possible », fascination, crainte, rancune, pitié et enfin, assez d’amour pour espérer le convertir et l’arracher à sa vision noire et pessimiste de l’existence. Faut-il, ligne de défen­se adoptée au procès, peut-être à la demande de M. Fesch, prêt à s’accabler de tous les péchés pour sauver son fils, en faire un monstre quasi satanique qui aurait pris plaisir à détruire les siens et jeté une sorte de malédiction sur sa famille, révélée par les effrayantes circonstances de la mort de la sœur aînée de Jacques, décédée avant la naissance de celui-ci ? Non… Georges Fesch, ­arrière-neveu du cardinal Fesch, oncle maternel de Napoléon, ne fut sûrement pas un homme agréable mais, entre les mots de son fils, que de détresse intime se révèle ! Mal marié à une femme qu’il n’aime ni ne comprend, mécontent d’une existence qui, en dépit de sa réussite apparente, n’est pas celle qu’il espérait, incapable de manifester sa tendresse à ses enfants, Georges Fesch rend ses proches malheureux en proportion de ses propres frustrations. Surtout, et Jacques, garçon impressionnable, en restera marqué, il leur impose comme une évidence son nihilisme qui incite à jouir, tout de suite, parce qu’il n’y a rien d’autre, à prendre ce que l’on désire, maintenant, sans se soucier des conséquen­ces de ces choix égoïstes sur un prochain que l’on ne considère pas. Pénétré de cette amoralité foncière, Jacques prendra « la voie large qui conduit à l’abîme », comme si un implacable déterminisme contre lequel il est incapable de lutter le poussait à sa perte.

Pourtant, est-il aussi dépravé, mauvais, vicieux que le décriront juges et journalistes, et même des biographes désireux d’accentuer le contraste entre celui qu’il était avant sa conversion et ce qu’il deviendra ? Non, un fait l’atteste. À 20 ans, dans une recherche éperdue d’une « présence » qu’il ne sait pas nommer, Jacques devient l’amant d’une ancienne camarade de lycée, Pierrette Polack, profitant de la séduction que son incontestable beauté et son charme exercent sur cette jeune fille romantique, « intriguée » par ce garçon « pas comme les autres ». Liaison en principe sans lendemain, ne serait-ce qu’en raison des origines juives de Pierrette, que les parents de Jacques accepteraient mal. Survient une grossesse indésirable.

Assoiffé d’amour

Contre toute attente, Fesch, sans en parler à sa famille, va assumer cette paternité et « réparer » en épousant la mère de son enfant. Union pour l’heure sans amour, – cela changera quand les deux jeunes gens, en pleine tragédie, se retrouveront dans la lumière de Dieu –, que Jacques regardera bientôt comme une chaîne intolérable. La briser en prenant la fuite est l’un des mobiles de sa tentative de braquage. Pourtant, c’est de son plein gré, par amour pour sa fille, Véronique, qu’il a accepté de s’en charger. Car, chez cet égoïste jouisseur, il y a un profond besoin d’aimer et d’être aimé ; il faudra l’implacable déroulement de la tragi-comédie judiciaire pour mettre au jour toutes les capacités intellectuelles, affectives, morales et spirituelles de Fesch.

Pour le déroulement de ce procès, c’est probablement Gilbert Collard, auteur d’un remarquable et offensif Assassaint (3), qu’il faut lire. En grand avocat, il livre là une plaidoirie vibrante qui, aujourd’hui, sauverait certainement son client et lui vaudrait une peine légère. Il n’en alla pas de même en 1957. Tout joua contre Fesch, à commencer par ses origines sociales qui constituèrent aux yeux des jurés une circonstance aggravante. La presse était enragée, transformant en assassinat prémédité un meurtre accidentel ; la police, pour l’exemple, réclamait la tête du coupable, menaçant de se mettre en grève à la veille du voyage officiel de la reine d’Angleterre à Paris. Face à cela, l’admirable argumentation de Maître Baudet, avocat de Fesch, qui s’éleva à des sommets inhabituels dans une cour d’assises, compta pour rien. Le 6 avril 1957, jour de son vingt-septième anniversaire, Jacques fut condamné à mort, sentence démesurée eu égard aux circonstances et à la personnalité du criminel. Car, et c’est là que l’histoire devient étonnante, le garçon que l’on expédia à la guillotine n’avait plus guère en commun avec celui qui, trois ans plus tôt, tira sur le gardien de la paix Vergne.

Certains des biographes de Fesch, et Collard en particulier, ont remarquablement conté et analysé ce parcours de conversion qui transforma un personnage sans grande envergure en pénitent puis en mystique. Travaux d’autant plus utiles qu’ils éclairent un contexte dont Fesch, pour cause, ne parlait guère. Rien, cependant, ne vaut, pour comprendre ce qui lui arriva, la lecture de ses propres écrits.

 Pécheur repenti

Leur édition, en Italie d’abord, puis en France, dans les années soixante-dix, eut un impact considérable, d’autant qu’elle apportait des arguments aux partisans de l’abolition de la peine de mort. Cet arrière-fond politique a pesé plus lourd qu’on l’imagine, expliqué, partiellement, la violence, choquante, des réactions à l’annonce, en 1987, de la décision de Mgr Lustiger d’ouvrir la cause de béatification de Fesch. Le tollé, pour ne pas dire le scandale, fut immédiat, au point peut-être de freiner encore aujourd’hui l’avancée de la cause. En fait, ceux qui prétendaient s’opposer à la procédure, et plus encore à une éventuelle béatification du jeune supplicié, sous prétexte que l’Église ne pouvait porter sur les autels « un tueur de flic », emportés par leurs passions, perdaient de vue l’essentiel. Pas plus que l’Église n’honorait la prostitution en vénérant Marie-Madeleine, ou le banditisme avec Dismas le bon larron, l’archevêque de Paris n’offrait en exemple et à la vénération des fidèles un assassin. Il se souvenait simplement de l’adage : « Tout saint a un passé, tout pécheur un avenir. » C’est tout le miracle de l’histoire de Fesch. Que tant de gens ne l’aient pas compris démontre une déperdition tragique du sens du mystère du salut et de la grâce.

Les écrits de Fesch, doué d’une jolie plume et d’une remarquable capacité d’analyse, sont l’histoire d’une Révélation, et d’abord révélation de la gravité de ses fautes, non celles, Jacques le comprend, pour lesquelles on le punit mais crimes cachés, plus intimes, et, partant, plus graves. Quand il a pris conscience du mal qu’il a fait, de son incapacité à le réparer ou l’expier, ne lui reste qu’à se jeter à cœur perdu dans les abysses de la Miséricorde divine. Harcelé, et ­celui-ci s’étonnera plus tard d’avoir, sous l’inspiration divine, manqué ainsi de discrétion, par son avocat qui veut le convertir, Fesch, en quelques mois, sous l’effet d’une souffrance personnelle gardée secrète, passera de l’orgueil à l’humilité totale. C’est parce qu’il a touché le fond de la détresse, qu’il est dans les abîmes dont parle le psalmiste, que Jacques se convertit et crie de toute son âme vers ce Dieu auquel il s’imaginait ne pas croire. De cette nuit absolue jailliront la lumière et la conversion.

Injustement condamné car ses actes ne méritaient pas la peine capitale, Fesch se soumettra à la sentence des hommes parce qu’elle lui accorde un moyen sûr non seulement de payer ses fautes mais aussi d’expier pour les autres. Il le dira dans ses ultimes propos : « Que chaque goutte de mon sang serve à expier un péché mortel ! ».

Le chemin du rachat

Chemin de rachat illuminé par la Rencontre avec le Christ, la découverte du Sacré-Cœur, l’exemple de Thérèse de Lisieux mais souvent d’une aridité, d’une cruauté glaçante qui rappellent combien le parcours mystique est terrible et la purification radicale. L’inexpérience de Fesch en ces matières, qui ignore tout d’une telle expérience et s’affole quand il traverse sécheresses et nuits de l’âme à vitesse accélérée, s’imaginant reperdre la foi, celle de ses directeurs de conscience, à commencer par l’aumônier de la Santé, qui n’arrivent pas à le suivre vers les sommets où Dieu l’expédie, ne faciliteront pas le chemin. Nombre de pages de Fesch, surtout les dernières, quand le couperet étend sur lui son ombre, sont déchirantes, parce qu’elles rappellent que même les saints ne sont pas délivrés des angoisses communes. Mais, dans leur dureté, leurs apparents retours en arrière, leurs chutes et leur fulgurance, elles découvrent, comme bien peu de mystiques l’ont dit, la démesure de la Miséricorde divine offerte au pécheur repentant, « pour qu’il se convertisse et qu’il vive ».

1. Jacques Fesch, Œuvres complètes, Cerf, 588 p., 34 €.
2. Mireille Cassin, Mystique public n° 1, Cerf, 210 p., 19 €.
3. Gilbert Collard, Assassaint, Presses de la Renaissance, coll. « Petite Renaissance », 226 p., épuisé.

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