Prêtre de la communauté de l’Emmanuel dans le diocèse de Vannes, le Père Jean-Baptiste Nadler a publié en mai dernier son deuxième ouvrage sur la messe, L’esprit de la messe de Paul VI, chez Artège. Cyril Farret d’Astiès nous propose une analyse de cet ouvrage. Il a lui-même publié un essai intitulé
L’abbé Jean-Baptiste Nadler offre avec son essai consacré à l’esprit du missel de Paul VI une réflexion fort opportune. C’est d’ailleurs le grand mérite de la période de trouble que nous connaissons de susciter des débats et de favoriser la réflexion sur des sujets qui semblaient avoir disparu du paysage. La question liturgique avant Traditionis custodes, si centrale, si essentielle au catholicisme et à la vie chrétienne paraissait assoupie. On pratiquait dans les deux formes liturgiques sans trop oser aborder des questions de fond que l’on pensait d’ailleurs parfois maîtriser.
Fils de Dom Guéranger, moine de Solesmes pendant deux ans au cours desquels il fera son service militaire avant de rejoindre la communauté de l’Emmanuel pour laquelle il a été ordonné prêtre en 2005 et d’exercer un apostolat dans le diocèse de Vannes comme curé de paroisse sous la crosse bienveillante de monseigneur Centène, l’Abbé Nadler aime la liturgie et son expérience monastique n’est probablement pas pour rien dans certaines réflexions que nous détaillerons plus loin. En 2015, aux Éditions de l’Emmanuel, il avait publié un ouvrage intitulé Aux racines juives de la messe.
Clair et aéré, cet essai de 153 pages se lit aisément. Il comporte deux grandes parties, l’une consacrée au concile de Vatican II et à la réforme liturgique qui en est issue ; l’autre dédiée à des propositions pratiques de ce que l’abbé estime être la juste application de la réforme. Comme l’indique un article qui lui est consacré sur le site de la communauté de l’Emmanuel, l’abbé Nadler « explore différentes pistes et fait des propositions, qu’il n’a d’ailleurs pas toutes essayées dans sa paroisse ».
La thèse centrale de cet essai est de considérer que la réforme de Paul VI est insuffisamment comprise et, jusqu’ici, mal appliquée. Il en conclu que ce qu’il estime être la juste célébration répondrait de manière générale à l’attente des fidèles pour leur bien spirituel mais permettrait aussi de régler la question du catholicisme de tradition.
Son propos, sans être novateur, est assez représentatif d’un courant classique du catholicisme français qui compose une partie non négligeable de ce que Yann Raison du Cleuziou définit comme « catholiques observants ». Courant classique (ou conservateur) que l’on pourrait situer un peu à gauche des mouvements ex-Ecclesia Dei. Nous sommes donc cousins germains. Un ultramontanisme absolu semble caractériser leur attitude et leur réflexion ; nous y reviendrons à la fin de cette recension.
Cet ouvrage a reçu un bon accueil avec une visibilité certaine dans les médias : La Nef, Famille Chrétienne, Aleteia, Radio Courtoisie… Pour ces deux raisons, visibilité et représentativité d’un courant important du catholicisme, il nous a paru opportun de proposer à notre tour cette recension critique.
De belles réflexions
L’abbé Nadler distille tout au long de son ouvrage des réflexions que nous adoptons bien volontiers et qui ne peuvent qu’aider à une meilleure compréhension de la liturgie et de son essence, et ce, sans notion particulière de rit.
L’abbé veut convaincre le lecteur que la liturgie doit nous inciter à de la gratitude pour ce si beau patrimoine reçu, et qu’elle se vit en ayant les pieds sur terre et la tête au Ciel (p.15). Il précise un point extrêmement important (p.26) sur lequel nous reviendrons plus loin : le but premier de la messe est la glorification du Père (sacrifice de louange qui est assorti d’action de grâces, d’expiation, et de demande de grâces). Il appelle les séminaristes à une vie liturgique irréprochable et nourrissante (p.58), ce que devraient davantage favoriser les séminaires. L’abbé invite les prêtres (p.71) à ôter les ornements avant de rejoindre les fidèles sur le parvis ; ce conseil peut sembler un détail, il nous semble important pour la juste compréhension par le clergé, comme par les fidèles, de ce qu’est l’action sacrée et de ce qu’est le prêtre.
Nous le rejoignons également lorsqu’il indique que « toute réforme de l’Église doit découler de la liturgie, car elle seule peut incarner un renouveau de la foi qui part du centre : le Christ. » Autre remarque très juste (p.88) : « l’intercession est le propre du sacerdoce ». L’abbé Nadler qui défend la célébration ad orientem (nous reviendrons sur ce point important et central de son essai) rappelle qu’il n’y a pas grand-chose de visible sur l’autel puisque « l’essentiel de la réalité sacramentelle se dissimule sous les voiles ». L’auteur met en garde ses lecteurs (p. 101) de ne pas « majorer la dimension de repas, car il ne s’agit pas d’une table ordinaire mais d’un rite liturgique qui doit exprimer symboliquement les multiples facettes du mystère eucharistique ». Il insiste d’ailleurs sur ce point : la messe est bien plus qu’un repas rituel, c’est l’actualisation de tout le mystère pascal ; ainsi, écrit-il, « l’autel est aussi la croix et le tombeau du Ressuscité ».
Nous applaudissons (p. 108) lorsque l’abbé estime inopportun que le prêtre regarde l’assemblée car « il ne s’adresse pas à elle, mais au Père ». Il estime d’ailleurs que la célébration orientée ne contredit en rien la pleine participation des fidèles. Avec saint Bonaventure, il rappelle judicieusement qu’il n’y a « pas moins dans le calice que dans l’hostie, ni dans l’hostie que dans le calice. »
Ces rappels opportuns font plaisir, on ne les lits pas très souvent ; on ne peut s’empêcher d’y relever quelques indices de la vie bénédictine vécue à Solesmes par l’auteur.
La réforme
L’abbé Nadler, pour étayer ses idées, s’appuie largement sur Sacrosanctum concilium mais sans noter suffisamment nous semble-t-il certaines contradictions entre la constitution conciliaire et le nouveau rit. Plus précisément, l’abbé s’appuie sur l’un pour justifier sa lecture de l’autre. Sujet épineux. Il est indéniable que le Concile a donné mandat à une réforme liturgique de grande ampleur, qu’il en a fixé les objectifs, les modalités et limites. Il est indéniable que c’est sur cette base que Paul VI a confié au Consilium la responsabilité de conduire cette réforme et qu’il a promulgué la nouvelle messe en 1969 (moment clé de de la réforme liturgique qui s’est cependant attaquée à l’entier édifice liturgique).
Beaucoup ont estimé, pour le regretter, que la réforme avait dépassé les intentions du concile ; c’était le cas en 1970 de Louis Salleron dans son maître ouvrage La Nouvelle messe ; c’était aussi le cas du cardinal Ratzinger qui estimait pouvoir dire « avec certitude, sur la base de ma connaissance des débats conciliaires et de ma lecture répétée des discours prononcés par les Pères conciliaires, que cela (le nouveau Missel) ne correspond pas aux intentions du Concile Vatican II ». L’abbé Nadler voit donc dans Sacrosanctum concilium la clé de lecture et d’interprétation de la nouvelle messe.
Nous disons pour notre part que :
- Sacrosanctum concilium a été dépassé par la réforme.
- Cette réforme est cependant dûment promulguée par l’autorité suprême.
- La constitution Sacrosanctum concilium recèle nativement un esprit dont la perfectibilité est apparue a posteriori dans la liturgie promulguée qui en est le fruit.
Le vaste chantier mis en œuvre par la constitution a pour principe fondamental la participation en vue d’une pleine efficacité pastorale grâce à la simplification. Ce texte offre aussi quelques rappels marqués par les influences théologiques du concile de Trente, des pontificats de saint Pie X et de Pie XII. Mis à part l’abandon de l’orientation et la communion dans la main, l’ensemble des évolutions majeures du missel de Paul VI sont en germe et trouveront leur légitimité dans Sacrosanctum concilium.
Les réformateurs qui ont reçu mandat du pape Paul VI de mettre en œuvre la révision liturgique ont donc à leur service un texte adopté à l’unanimité ouvrant beaucoup de portes, aux formulations suffisamment floues ou ambiguës pour laisser de vastes champs d’application. Citons le père Gy, membre éminent du Consilium chargé de la conduite de la réforme liturgique : « La constitution sur la liturgie n’a pas fixé un équilibre, mais a créé un mouvement. »
Vouloir s’appuyer sur Sacrosanctum concilium pour brider en quelques sortes les outrances de la réforme est une solution qui nous semble donc vouée à l’échec. Les textes du nouveau rit ont leur légitimité et leur cohérence, leur lettre. On ne peut passer au-dessus de cette lettre et n’évoquer qu’un esprit, par nature plus évanescent et plus difficilement démontrable. C’est, nous semble-t-il une des limites de la démarche de l’abbé Nadler. Dans le cours de son ouvrage il cite d’abondance la Présentation générale du missel romain de 2002 (PGMR qui est en quelque sorte le mode d’emploi, la notice technique du missel) quand elle est en accord avec ce qu’il veut valoriser dans Sacrosanctum concilium.
Ce pourrait être une solution applicable si l’idée de « réforme de la réforme » était assumée : éliminer progressivement tous les points problématiques de la réforme pour atteindre une convergence que prône l’abbé Barthe (notamment dans son ouvrage La Messe à l’endroit), par l’adoption de cinq pratiques rituelles (l’usage du latin, la communion sur les lèvres, la première prière eucharistique, l’orientation de la messe et l’offertoire traditionnel), avant de redécouvrir tout ce qui a été sacrifié dans la réforme et qui constitue le trésor propre de la liturgie traditionnelle. Mais l’abbé Nadler ne semble pas aller dans cette direction. Il rejette l’idée ratzigérienne (il ne fût cependant pas le premier et pas le seul tenant de cette démarche) de « réforme de la réforme » et entend au contraire incarner enfin la juste application des textes promulgués dans les années 1960 et 1970.
Nous en venons à un deuxième point essentiel de notre critique de l’ouvrage : le missel de Paul VI est par nature « a-normatif ». Monseigneur Aillet évoque au sujet des rubriques du nouveau missel un « flou descriptif » qui donne lieu à une sorte « d’obligation de créativité ». Les choix infinis sont sa marque de fabrique. Et ce pour une raison essentielle : c’est par cet artifice que les réformateurs ont pensé obliger le peuple de Dieu, clergé et laïcs, à participer activement. Il faut s’investir, discuter, choisir, répondre aux attentes de la communauté, se renouveler…
Exagération ? Étayons notre propos avec des citations de la PGMR : l’expression « si cela est opportun » y est utilisée 29 fois, « peut » 113 fois, « à moins que » 10 fois, « cependant » 33 fois, « adaptation » 22 fois… toutes ces expressions sont liées à des possibilités et des options offertes au libre choix et à l’inspiration. On y trouve de nombreuses formulations déroutantes, comme celle-ci au n° 52 : « Après l’acte pénitentiel, on commence toujours le Kyrie eleison, à moins que… ». Au n° 122 « Lorsqu’ils sont parvenus à l’autel, le prêtre et les ministres font une inclination profonde. La croix avec l’effigie du Christ crucifié, si elle a été portée en procession, peut être dressée pour devenir la croix de l’autel, qui doit être unique, ou sinon posée dans un autre endroit convenable. Les chandeliers sont placés sur ou près de l’autel ; quant à l’Évangéliaire, il est très souhaitable qu’il soit déposé sur l’autel. » Ou celle-là : « n° 136. Le prêtre, debout à son siège ou à l´ambon ou, si cela est opportun, à un autre endroit approprié, fait l´homélie (…) ». Ou encore : « n° 142. (…) Puis il dépose le calice sur l´autel et, si cela est opportun, le couvre de la pale. » Au n° 390 cette litanie : « Il appartient aux Conférences des évêques de définir (…) les gestes et attitudes des fidèles ; les gestes de vénération de l’autel et de l’Évangéliaire ; les textes des chants d’entrée, d’Offertoire et de communion ; les lectures de la Sainte Écriture à prendre dans des circonstances particulières ; la manière de donner la paix ; la manière de recevoir la communion ; la matière de l’autel, du mobilier liturgique, surtout des vases sacrés, ainsi que la matière, la forme et la couleur des vêtements liturgiques. »
Poursuivons cette démonstration en rappelant que le choix entre les prières eucharistiques est très libre et n’est donné au n° 365 pour quatre d’entre elles (il en existe 11 en France) qu’à titre indicatif. Les lectures elles-mêmes sont parfois au choix, c’est le cas par exemple pour les défunts et les mariages. Il est également possible de couper les lectures indique la Présentation générale du missel romain au n° 360 : « Le même texte est parfois proposé dans une forme longue et une forme brève. Pour choisir entre les deux, on aura en vue le critère pastoral. Il faudra donc être attentif à la capacité des fidèles d’écouter avec fruit la lecture plus ou moins longue, (…). » Ainsi qu’au n° 362 : « Outre les facultés signalées ci-dessus de choisir des textes plus adaptés, les Conférences des évêques peuvent, dans des circonstances particulières, indiquer certaines adaptations en ce qui concerne les lectures (…). » On pourrait démultiplier les exemples jusqu’à épuisement.
Ces choix sont donc non seulement possibles mais tout à fait légitimes et encore encouragés : « (n° 352) L’efficacité pastorale de la célébration sera certainement accrue si les textes des lectures, des prières et des chants correspondent bien, dans la mesure du possible, et à l’état de préparation spirituelle et à la mentalité des participants. C’est ce qu’on obtiendra au mieux si l’on profite des multiples possibilités de choix (…). » Cette dernière citation résume tout l’esprit et toute la lettre du missel de Paul VI en matière de choix : mentalité, efficacité pastorale, possibilités…
Comment donc avec un tel matériau prétendre définir la manière dont doit être célébrée la nouvelle messe ? Cette quête du « recte rite » paraît donc malheureusement bien vaine. On pourrait dire avec provocation que le missel de Paul VI n’existe pas mais qu’il existe à peu près autant de missels que de célébrants. Un prêtre mettra un point d’honneur à utiliser le latin alors que l’autre se focalisera sur l’orientation là où le troisième considérera que l’essentiel réside dans la prière eucharistique. Untel ne quitte pas sa soutane, tel autre ne la met que dans l’église, l’un utilise l’amict seulement le dimanche, celui-ci garde les doigts joints après la consécration… Qui a raison ? Qui est recte rite ? Tout cela ne contribue-t-il pas à augmenter une forme de relativisme liturgique fondé sur le choix et l’opinion ?
Par la pratique quotidienne d’une liturgie ad libitum que nous avons voulu décrire précédemment, ces catholiques, certainement inconsciemment, ont l’habitude de piocher dans le champ vaste des possibilités du nouveau missel pour forger leur propre perception liturgique en fonction de leur sensibilité. Ces choix les impliquent en permanence et il leur est très difficile de saisir la question dans sa globalité, d’autre part ces choix rendent très sensible toute critique puisque ce sont leurs propres perceptions et leurs pratiques personnelles qui en deviennent forcément l’objet.
L’abbé Nadler oppose dans la première partie de son essai les missels de Paul VI et de Pie V. C’est selon nous une tentation répandue et malheureusement très partagée. Clarifions notre position. Nous ne défendons pas le missel de saint Pie V contre celui de Paul VI. Nous défendons la liturgie traditionnelle, son esprit, sa longue maturation, dont la lettre, l’aboutissement, de fait, se trouve dans le missel promulgué par le pape saint Pie V (et pratiquement fixé dès le XIIIe siècle) contre le rit entièrement réformé par quelques experts en quatre ou cinq ans et promulgué par Paul VI. Nous n’opposons pas deux rits mais deux compréhensions de la liturgie. L’une est essentiellement cultuelle, l’autre essentiellement pastorale. L’une est héritée, l’autre est fabriquée. Nous avons donc nous aussi fait un choix, un seul, initial et définitif ; à présent nous nous abandonnons à la longue tradition liturgique de l’Église.
L’essai de l’abbé Nadler nous paraît donc très emblématique de cette difficulté à dire ce que l’on voit et à voir ce que l’on voit [1].
À suivre :
[1] Péguy, Notre Jeunesse, 1910.
Jean-Baptiste Nadler, L’Esprit de la Messe de Paul VI, Artège, 2023, 160 p., 14,90€
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