Semaine Sainte et Notre-Dame de Paris : Le service public de la transcendance

Publié le 20 Avr 2019
Semaine Sainte et Notre-Dame de Paris : Le service public de  la transcendance L'Homme Nouveau

Le Jeudi Saint, l’abbĂ© Eric Iborra a prononcĂ© en l’Ă©glise Saint-Eugène-Sainte CĂ©cile de Paris un vibrant sermon reliant les Ă©vĂ©nements Ă  Notre-Dame de Paris Ă  la Semaine Sainte.  « Nous ne pouvons en rester Ă  notre tristesse, rappelle ainsi l’abbĂ© Iborra, nous sommes stimulĂ©s par l’espĂ©rance thĂ©ologale ».

Nous voici rassemblés ce soir pour commémorer le dernier repas du Seigneur avec ses disciples. Ce repas, qui est aussi celui de sa Pâques, de son passage sacrificiel vers le Père. Ce repas où il manifeste déjà le plus grand amour dont il comble ceux dont il veut faire ses frères en s’abaissant à leur laver les pieds, lui le Maître et Seigneur. Ce repas, enfin, où il fait des onze les ministres qui devront réitérer le sacrifice du Vendredi Saint sous la forme du pain et du vin du Jeudi Saint. Onze, puisque Judas s’en est allé, lui, le symbole de tant de serviteurs indignes à venir tout au long de l’histoire de l’Église.

En commĂ©morant ce soir l’institution de l’Eucharistie, nous commĂ©morons aussi, en effet, l’institution du sacerdoce. La tradition liturgique a voulu, en ce jour, qu’il soit mis en relief en rĂ©unissant tout le clergĂ© autour de l’évĂŞque Ă  l’occasion de la bĂ©nĂ©diction des huiles saintes dans l’église-mère du diocèse. C’est d’ailleurs S. Jean de Latran, la cathĂ©drale de Rome, qui est l’église stationnale de la messe in cena Domini. Chaque eucharistie cĂ©lĂ©brĂ©e ne peut l’être qu’en lien de charitĂ© avec l’évĂŞque car, disait S. Cyprien de Carthage au 3e siècle, ubi episcopus, ibi ecclesia : lĂ  oĂą est l’évĂŞque, lĂ  est l’Église. Et pourtant c’est Ă  S. Sulpice que le clergĂ© parisien s’est retrouvĂ© hier soir pour la messe chrismale, puisque l’église-mère du diocèse n’était plus que ruine fumante.

Permettez-moi ce soir de vous partager quelques rĂ©flexions nĂ©es de la rencontre de cet Ă©vĂ©nement avec notre Semaine Sainte. Cet Ă©vĂ©nement qui a causĂ© une Ă©motion sans pareille et cela bien au-delĂ  du double cercle des catholiques et des Parisiens. Émotion causĂ©e bien sĂ»r par la brutalitĂ© du sinistre et le caractère apocalyptique de l’incendie qui a ravagĂ© la charpente, abattu la flèche et fait croire un moment Ă  l’effondrement prochain de tout l’édifice. En contemplant la carcasse de la cathĂ©drale le lendemain, du pont des Tournelles, je me suis rappelĂ© que j’y avais Ă©tĂ© ordonnĂ© prĂŞtre il y a bientĂ´t trente ans…

L’homme reste finalement petit

La première rĂ©flexion que je voudrais partager est celle-ci : au XXIe siècle, l’homme soit-disant augmentĂ©, riche en technologie de toute sorte, reste finalement très petit face aux Ă©lĂ©ments en furie. Il a fallu, vous le savez, une quinzaine d’heures Ă  un demi-millier de pompiers pour circonscrire cet incendie de fin du monde. Nous avons vu se dĂ©chaĂ®ner un combat terrifiant entre les quatre Ă©lĂ©ments cosmiques : le feu, attisĂ© par l’air, opposĂ© Ă  la pierre des voĂ»tes et Ă  l’eau que les hommes tiraient du fleuve. Tableau digne de l’antique oĂą les Anciens auraient vu l’expression de la colère des dieux.

La deuxième rĂ©flexion que je me suis faite tourne autour du contraste entre la cathĂ©drale en flammes et la quiĂ©tude de la ville. Vu du ciel ce contraste Ă©tait saisissant : un immense panache de fumĂ©e s’élevant Ă  des hauteurs vertigineuses du cĹ“ur rougeoyant de la citĂ© alors que la mĂ©tropole Ă©tait baignĂ©e d’une douce lumière vespĂ©rale. La ville semblait poursuivre le cours tranquille de son existence alors que son cĹ“ur spirituel agonisait. Le lendemain nous pouvions contempler le cĹ“ur spirituel de Paris calcinĂ© au milieu d’un corps, la ville aux beaux immeubles hausmanniens, intact.

La réalité spirituelle de notre civilisation

Cela donne Ă  penser, et c’est ma troisième rĂ©flexion, la plus longue. L’évĂ©nement mettait soudainement en lumière la rĂ©alitĂ© spirituelle de notre civilisation qui se veut adulte et autonome : un corps avenant que l’âme a peu Ă  peu dĂ©sertĂ©, ou mieux, dont elle s’est Ă©vaporĂ©e. Nous le savons tous, sans avoir eu besoin de lire beaucoup de livres, la vie s’est discrètement et continĂ»ment retirĂ©e de nos Ă©difices religieux depuis au moins un demi-siècle. Nos Ă©glises, surtout en province, ne sont plus que des buttes-tĂ©moins, les vestiges Ă  moitiĂ© enfouis d’une civilisation disparue. La vie a dĂ©sertĂ© ces Ă©difices sacrĂ©s dont on ne sait plus que faire. Les processus lents et continus n’attirent pas l’attention, sinon celle, dĂ©sabusĂ©e, des historiens, impuissante, des prophètes, froide des technocrates. Les mĂ©dias s’emportaient Ă  intervalles rĂ©guliers contre cette moribonde qui n’en finissait pas de mourir et qui continuait Ă  gĂŞner, avec ses manies et parfois aussi ses insuffisances, les hĂ©ritiers pressĂ©s de la postmodernitĂ©.

Et soudain, la plus emblĂ©matique des Ă©glises de la capitale, et non seulement de la capitale mais de la France et mĂŞme de l’Europe, comme les rĂ©actions l’ont montrĂ©, partait en fumĂ©e ! Émotion intense Ă  travers le monde entier. A peine la nouvelle diffusĂ©e, je recevais des messages attristĂ©s d’Irlande, d’Espagne, d’Italie, d’Allemagne, d’Angleterre. Vous avez vu les rĂ©actions de tant de personnalitĂ©s de tout ordre : toutes ne manquent pas de sincĂ©ritĂ©. Face Ă  l’émotion suscitĂ©e Ă  travers le monde, j’ai songĂ© au sac de Rome par le Vandales ou Ă  la prise de Constantinople par les Ottomans !

Mais pourquoi cette Ă©motion, Ă©manant de tous les milieux, des plus simples et des plus Ă©loignĂ©s de l’Église aux plus relevĂ©s et aux plus religieux ? Pourquoi ce tremblement dans un pays, un continent mĂŞme, oĂą 9 chrĂ©tiens sur 10 ont dĂ©sertĂ© nos assemblĂ©es, comme le dĂ©plorait dĂ©jĂ  en son temps l’épĂ®tre aux HĂ©breux ? Pourquoi cet attachement sincère Ă  des Ă©glises que l’on ne frĂ©quente plus sinon Ă  des fins culturelles, pour les visiter et y Ă©couter des concerts, avant d’en faire autre chose ?

Le service public de la transcendance

Si nous dĂ©couvrons avec une cathĂ©drale en ruine au milieu d’une citĂ© prospère notre vĂ©ritable physionomie spirituelle de civilisation postmoderne, nĂ©opaĂŻenne, nous dĂ©couvrons aussi que cette mĂŞme sociĂ©tĂ© postmoderne ne saurait se passer de la prĂ©sence tutĂ©laire de l’église faite de pierres. C’est ainsi que l’Église catholique, en France, me semble assurer le service public de la transcendance. Elle inscrit, avec ses flèches et ses clochers, une verticalitĂ© qui interroge en mĂŞme temps qu’elle rassure dans l’horizontalitĂ© de l’agitation des mĂ©tropoles et de la torpeur des campagnes. Les gens qui ne prient pas ont dĂ©couvert qu’ils ont besoin, Ă  cĂ´tĂ© d’eux, de gens qui prient : la disparition de Notre-Dame rĂ©vèle soudain un manque. Le monde, mĂŞme Ă©loignĂ© de l’Église, a besoin de l’Église. Il y voit certainement – avec toute la distance critique dont il se fait une fiertĂ© – une mystĂ©rieuse puissance d’intercession. Et d’une certaine manière, il ne se trompe pas car que faisons-nous, Ă  longueur de messe, sinon de prier pour ce monde et ceux qui le composent.

L’émotion des gens de la rue, et peut-ĂŞtre aussi de ceux qui se prĂ©tendent l’élite, est le signe très clair que l’Église ne saurait se satisfaire d’être refoulĂ©e dans la sphère de la vie privĂ©e et qu’au contraire elle a toute sa place – parfois et souvent comme poil Ă  gratter d’ailleurs – dans la sphère de la vie publique des nations. Et ce sentiment, enracinĂ© chez nous dans une histoire indissociable du christianisme, signifie aussi que l’on ne peut faire table rase du passĂ©. Alors qu’à Pâques, comme Ă  NoĂ«l, l’Église a l’habitude de prendre une volĂ©e de bois vert, il y a, ces derniers jours, un rĂ©Ă©quilibrage qui s’est produit, une compassion qui s’est manifestĂ©e. Je voudrais citer quelques lignes d’un texte qu’un de mes confrères, Guillaume de Menthière, a Ă©crit dans la nuit de l’incendie : « Que de magnifiques paroles unanimes les mĂ©dias n’ont-ils pas relayĂ©es de manière persistante et ininterrompue ! De la part de touristes, de badauds, de journalistes, d’hommes politiques, d’ecclĂ©siastiques, d’esthètes, de pompiers,… Des gens de tous âges, de toutes conditions, de toutes origines et de toutes croyances… Une mystĂ©rieuse communion semblait rĂ©gner enfin sur ce peuple de France dont les mois Ă©coulĂ©s avaient si tristement montrĂ© au monde le morcellement et les fractures. Cette unitĂ© qu’un message prĂ©sidentiel, prĂ©vu le mĂŞme soir, n’aurait probablement pas rĂ©ussi Ă  renouer, Notre-Dame, la Vierge Sainte, l’accomplissait sous nos yeux Ă©berluĂ©s. Et si c’était encore une fois l’intervention surnaturelle de la Mère de Dieu qui redonnait Ă  notre cher et vieux pays l’élan de l’espĂ©rance ? Â»

Que notre espérance soit plus incisive

C’est par là que je voudrais conclure. Le moment où s’est produit cet événement, au début de la Semaine Sainte, est certainement un signe de la Providence. Nous ne pouvons en rester à notre tristesse, nous sommes stimulés par l’espérance théologale. Nous savons, par la foi, que le Christ, entré triomphalement à Jérusalem (songeons aux 850 ans de la cathédrale fêtés pompeusement il y a peu), sera mis à mort avant de ressusciter au troisième jour et de venir ensuite dans sa gloire nous introduire dans la Jérusalem céleste dont toutes nos églises d’ici-bas ne sont que des figures imparfaites, si sublimes soient-elles. De même, nous avons bon espoir que notre cathédrale ravagée par les flammes sera réparée et reprendra sa garde aux bords de Seine auprès de la statue tutélaire de S. Geneviève, notre Patronne.

Mais il faut que notre espĂ©rance se fasse plus incisive. C’est tout un peuple qui doit faire de la nouvelle Notre-Dame sa demeure, et non plus vivre – ou vivoter – Ă  l’ombre de ses tours. Si depuis cinquante ans la vie s’est retirĂ©e de nos Ă©glises, c’est aussi la faute des pasteurs. Le chanoine de Menthière y insistait lors de sa dernière confĂ©rence de carĂŞme, tenue justement la veille de l’incendie. Commentant l’évangile des Rameaux, il relevait la rĂ©ponse de JĂ©sus aux juifs qui blâmaient ses disciples : « Je vous le dis, si eux se taisent, les pierres crieront Â» (Lc 19, 40). Et il disait combien de fois dans l’histoire rĂ©cente « les pierres – pierres de nos Ă©glises – ont criĂ© pour Lui, supplĂ©antes de disciples devenus aphones Â».

Aujourd’hui calcinĂ©es, elles nous appellent Ă  une conversion profonde, car nous savons maintenant Ă  quel point nos contemporains leur sont profondĂ©ment attachĂ©s. A nous de leur en rĂ©vĂ©ler le sens pour les inviter Ă  entrer dans nos Ă©glises, Ă  la suite des centaines de catĂ©chumènes qui vont y ĂŞtre baptisĂ©s après-demain. Ils ont Ă  reprendre leur place de « pierres vivantes Â» dans l’édifice spirituel qu’est l’Église, corps du Christ. Oui, « approchez-vous de Lui, la pierre vivante, rejetĂ©e par les hommes mais choisie, prĂ©cieuse auprès de Dieu. Vous-mĂŞmes, comme des pierres vivantes, prĂŞtez-vous Ă  l’édification d’un Ă©difice spirituel, pour un sacerdoce saint, en vue d’offrir des sacrifices spirituels, agrĂ©ables Ă  Dieu par JĂ©sus-Christ Â» (1 P 1, 4-5).

En lavant les pieds de douze fidèles, je vais renouveler symboliquement le geste d’abaissement du Christ, signe du plus grand amour. Ubi caritas, Deus ibi est : rĂ©vĂ©lation du grand mystère qu’est la fusion des deux commandements de l’Alliance nouvelle et Ă©ternelle, l’amour de Dieu et l’amour du prochain. Ce monde qui nous paraĂ®t si Ă©loignĂ© et si hostile, et parfois aussi si mĂ©prisable, qui pourtant a fait preuve de proximitĂ© et de compassion ne serait-ce qu’un instant, est en attente de cette charitĂ© fraternelle qui introduit Ă  la fournaise de la charitĂ© divine. Cette tâche nous est confiĂ©e : Ă  nous de l’accomplir, avec la grâce de Dieu, assurĂ©s de la très haute protection de la Vierge Marie !

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