En mémoire de saint Martin

Publié le 11 Nov 2013
En mémoire de saint Martin L'Homme Nouveau

En ce 11 novembre, la France fait non seulement mémoire des morts de la Première Guerre mondiale, à l’occasion de la célébration de l’anniversaire de l’armistice du 11 novembre 1918. Mais la France catholique honore également, avec toute l’Église universelle, l’un de ses plus grands et de ses plus célèbres saints : Martin, évêque de Tours. En écho à cette célébration, voici un extrait de L’Année liturgique de dom Guéranger. 

Trois mille six cent soixante églises dédiées à saint Martin au seul pays de France, presque autant dans le reste du monde, attestent l’immense popularité du grand thaumaturge. Dans les campagnes, sur les montagnes, au fond des forêts, arbres, rochers, fontaines, objets d’un culte superstitieux quand l’idolâtrie décevait nos pères, reçurent en maints endroits et gardent toujours le nom de celui qui les arracha au domaine des puissances de l’abîme pour les rendre au vrai Dieu. Aux fausses divinités, romaines, celtiques ou germaniques, enfin dépossédées, le Christ, seul adoré par tous désormais, substituait dans la mémoire reconnaissante des peuples l’humble soldat qui les avait vaincues.

La mission de saint Martin

C’est qu’en effet, la mission de Martin fut d’achever la déroute du paganisme, chassé des villes par les Martyrs, mais jusqu’à lui resté maître des vastes territoires où ne pénétrait pas l’influence des cités.

Aussi, à l’encontre des divines complaisances, quelle haine n’essuya-t-il point de la part de l’enfer! Dès le début, Satan et Martin s’étaient rencontrés : «Tu me trouveras partout sur ta route, » avait dit Satan (Sulpit. Sever. Vita, VI.) ; et il tint parole. Il l’a tenue jusqu’à nos jours : de siècle en siècle, accumulant les ruines sur le glorieux tombeau qui attirait vers Tours le monde entier ; dans le XVIe sècle, livrant aux flammes, par la main des huguenots, les restes vénérés du protecteur de la France; au XIXe enfin, amenant des hommes à ce degré de folie que de détruire eux-mêmes, en pleine paix, la splendide basilique qui faisait la richesse et l’honneur de leur ville.

Reconnaissance du Christ roi, rage de Satan, se révélant à de tels signes, nous disent assez les incomparables travaux du Pontife apôtre et moine que fut saint Martin.

Un saint moine

Moine, il le fut d’aspiration et de fait jusqu’à son dernier jour.

« Dès sa première enfance, il ne soupire qu’après le service de Dieu. Catéchumène à dix ans, il veut à douze s’en aller au désert ; toutes ses pensées sont portées vers les monastères et les églises. Soldat à quinze ans, il vit de telle sorte qu’on le prendrait déjà pour un moine (Ita ut, jam illo tempore, non miles sed monachus putaretur. Ibid. II.). Après un premier essai en Italie de la vie religieuse, Martin est enfin amené par Hilaire dans cotte solitude de Ligugé qui fut, grâce à lui, le berceau de la vie monastique dans les Gaules. Et, à vrai dire, Martin, durant tout le cours de sa carrière mortelle, se sentit étranger partout hormis à Ligugé. Moine paraîtrait, il n’avait été soldat que par force ; il ne devint évêque que par violence ; et alors, il ne quitta point ses habitudes monastiques. Il satisfaisait à la dignité de l’évêque, nous dit son historien, sans abandonner la règle et la vie du moine (1. Ita implebat episcopi dignitatem, ut non tamen propositum monachi virtutemque desereret. Sulpit. Sev. Vita, X) ; s’étant fait tout d’abord une cellule auprès de son église de Tours ; bientôt se créant à quelque distance de la ville un second Ligugé sous le nom de Marmoutier ou de grand monastère (Cardinal Pie, Homélie prononcée à l’occasion du rétablissement de l’Ordre de saint Benoît à Ligugé, 25 novembre 1853). »

C’est à la direction reçue de l’ange qui présidait alors aux destinées de l’Eglise de Poitiers, que la sainte Liturgie renvoie l’honneur des merveilleuses vertus manifestées par Martin dans la suite (Hilarium secutus est Martinus, qui tantum illo doctore profecit, quantum ejus postca sanctitas declaravit. In festo S. Hilarii, Noct. II, Lect. II.). Quelles furent les raisons de saint Hilaire pour conduire par des voies si peu connues encore de l’Occident l’admirable disciple que lui adressait le ciel, c’est ce qu’à défaut d’Hilaire même, il convient de demander à l’héritier le plus autorisé de sa doctrine aussi bien que de son éloquence :

La perfection évangélique

« C’a été, dit le Cardinal Pie, la pensée dominante de tous les saints, dans tous les temps, qu’à côté du ministère ordinaire des pasteurs, obligés parleurs fonctions de vivre mêlés au siècle,il fallait dans l’Eglise une milice séparée du siècle et enrôlée sous le drapeau de la perfection évangélique, vivant de renoncement et d’obéissance, accomplissant nuit et jour la noble et incomparable fonction de la prière publique. C’a été la pensée des plus illustres pontifes et des plus grands docteurs, que le clergé séculier lui-même ne serait jamais plus apte à répandre et à populariser dans le monde les pures doctrines de l’Evangile, que quand il se serait préparé aux fonctions pastorales en vivant de la vie monastique ou en s’en rapprochant le plus possible. Lisez la vie des plus grands hommes de l’épiscopat, dans l’Orient comme dans l’Occident, dans les temps qui ont immédiatement précédé ou suivi la paix de l’Eglise comme au moyen âge ; tous, ils ont professé quelque temps la vie  religieuse, ou vécu en contact ordinaire avec ceux qui la pratiquaient. Hilaire, le grand Hilaire, de son coup d’œil sûr et exercé, avait aperçu ce besoin; il avait vu quelle place devait occuper l’ordre monastique dans le christianisme,et le clergé régulier dans l’Eglise. Au milieu de ses combats, de ses luttes, de ses exils, témoin oculaire de l’importance des monastères en Orient, il appelait de tous ses vœux le moment où, de retour dans les Gaules, il pourrait jeter enfin auprès de lui les fondements de la vie religieuse. La Providence ne tarda pas à lui envoyer ce qui convenait pour une telle entreprise : un disciple digne du maître,un moine digne de l’évêque (Cardinal Pie, ubi supra.).»

L’apôtre populaire de la Gaule

On ne saurait présumer d’essayer mieux dire ; pour le plus grand honneur de saint Martin, l’autorité de l’Evêque de  Poitiers, sans égale en un tel sujet, nous fait un devoir de lui laisser la parole. Comparant donc ailleurs Martin, et ceux qui le précédèrent, et Hilaire lui-même, dans leur œuvre commune d’apostolat des Gaules :

« Loin de moi, s’écrie le Cardinal, que  je méconnaisse tout ce que la religion de Jésus-Christ possédait déjà de vitalité et de puissance dans nos diverses provinces, grâce à  la prédication  des premiers apôtres,  des  premiers martyrs ,  des premiers évoques, dont la série remonte aux temps les plus rapprochés du Calvaire. Toutefois, je ne crains pas de le dire, l’apôtre populaire de la Gaule, le convertisseur des  campagnes restées en grande partie païennes jusque-là, le fondateur du christianisme national, c’a été principalement saint Martin. Et d’où vint à Martin, sur tant d’autres grands évoques et serviteurs de Dieu, cette prééminence d’apostolat ? Placerons-nous Martin au-dessus de son maître Hilaire ? S’il s’agit de la doctrine, non pas assurément; s’il s’agit du zèle, du courage, de la sainteté, il ne m’appartient pas de dire qui fut plus grand du maître ou du disciple ; mais ce que je puis dire, c’est qu’Hilaire fut surtout un docteur, et que Martin fut surtout un thaumaturge. Or, pour la conversion des peuples, le thaumaturge a plus de puissance que le docteur; et, par suite, dans le souvenir et dans le culte des peuples, le docteur est éclipsé, il est effacé par le thaumaturge. On parle beaucoup aujourd’hui de raisonnement pour persuader les choses divines : c’est oublier l’Ecriture et l’histoire; et, de plus, c’est déroger. Dieu n’a pas jugé qu’il lui convînt déraisonner avec nous. Il a affirmé, il a dit ce qui est et ce qui n’est pas ; et, comme il exigeait la foi à sa parole, il a autorisé sa parole. Mais comment l’a-t-il autorisée ? En Dieu, non point en homme; par des œuvres, non par des raisons : non in sermone, sed in virtute ; non par les arguments d’une philosophie humainement persuasive : non in persuasibilibus humanae sapientiae verbis, mais par le déploiement d’une puissance toute divine : sed in ostensione spiritus et virtutis. Et pourquoi ? En voici la raison profonde : Ut fides non sit in sapientia hominum, sed in virtute Dei : afin que la foi soit fondée non sur la sagesse de l’homme, mais sur la force de Dieu (I Cor. II, 4.). On ne le veut plus ainsi aujourd’hui ;  on nous dit qu’en Jésus-Christ le théurge fait tort au moraliste, que le miracle est  une tache dans ce sublime idéal. Mais on n’abolira point cet ordre, on n’abolira ni l’Evangile ni l’histoire. N’en déplaise aux lettrés de notre siècle, n’en déplaise aux pusillanimes qui se font  leurs  complaisants,  non seulement le Christ a fait des miracles, mais il a fondé la foi sur des  miracles ; et le même Christ,  non pas pour confirmer ses propres miracles qui sont l’appui des autres,  mais par pitié pour nous  qui sommes prompts à l’oubli, et qui  sommes plus impressionnés de ce que  nous voyons que de ce que nous entendons, le même Jésus-Christ a mis dans l’Eglise, et pour jusqu’à la fin, la vertu des miracles. Notre siècle en a vu, il en verra encore ; le quatrième siècle eut principalement ceux de Martin. Opérer des prodiges semblait un jeu pour lui ; la nature entière pliait à son commandement. Les animaux lui étaient soumis : “Hélas! s’écriait un jour le saint, les serpents m’écoutent, et les hommes refusent de m’entendre.” Cependant les hommes l’entendaient souvent. Pour sa part, la Gaule entière l’entendit ; non seulement l’Aquitaine, mais la Gaule Celtique, mais la Gaule Belgique. Comment résister à une parole autorisée par tant de prodiges? Dans toutes ces provinces, il renversa l’une après l’autre toutes les idoles, il réduisit les statues en poudre, brûla et démolit tous les temples, détruisit tous les bois sacrés, tous les repaires de l’idolâtrie. Etait-ce légal, me demandez-vous ? Si j’étudie la législation de Constantin et de Constance, cela l’était peut-être. Mais ce que je puis dire, c’est que Martin, dévoré du zèle de la maison du Seigneur, n’obéissait en cela qu’à l’Esprit de Dieu. Et ce que je dois dire, c’est que Martin, contre la fureur de la population païenne, n’avait d’autres armes que les miracles qu’il opérait, le concours visible des anges qui lui était parfois accordé, et enfin, et surtout, les prières et les larmes qu’il répandait devant Dieu lorsque l’endurcissement de la multitude résistait à la puissance de sa parole et de ses prodiges. Mais, avec ces moyens, Martin changea la face de notre pays. Là où il y avait à peine un chrétien avant son passage, à peine restait-il un infidèle après son départ. Les temples du Dieu vivant succédaient aussitôt aux temples des idoles; car, dit Sulpice Sévère, aussitôt qu’il avait renversé les asiles de la superstition, il construisait des églises et des monastères. C’est ainsi que l’Europe entière est couverte de temples qui ont pris le nom de Martin (Cardinal Pie, Sermon prêché dans la cathédrale de Tours le dimanche de la solennité patronale de saint Martin, 14 novembre 1858). »

Les bienfaits postmortem

La mort ne suspendit pas ses bienfaits ; eux seuls expliquent le concours ininterrompu des peuples à sa tombe bénie. Ses nombreuses fêtes au cours de l’année, Déposition ou Natal, Ordination, Subvention, Réversion, ne parvenaient point à lasser la piété des fidèles. Chômée en tous lieux (Concil. Mogunt. an. 813, can. XXXVI.), favorisée par le retour momentané des beaux jours que nos aïeux nommaient l’été de la Saint-Martin, la solennité du XI novembre rivalisait avec la Saint-Jean pour les réjouissances dont elle était l’occasion dans la chrétienté latine. Martin était la joie et le recours universels.

Aussi Grégoire de Tours n’hésite pas à voir dans  son  bienheureux prédécesseur  le « patron spécial du monde entier » (Greg. Tur. De miraculis S. Martini, IV, in Prolog) ! Cependant moines et clercs, soldats, cavaliers, voyageurs et hôteliers en mémoire de ses longues pérégrinations, associations de charité sous toutes formes en souvenir du manteau d’Amiens, n’ont point cessé de faire valoir leurs titres aune plus particulière bienveillance du grand Pontife. La Hongrie, terre magnanime qui nous le donna sans épuiser ses réserves d’avenir, le range à bon droit parmi ses puissants protecteurs. Mais notre pays l’eut pour père : en la manière que l’unité de la foi fut chez nous son œuvre, il présida à la formation de l’unité nationale ; il veille sur  sa durée; comme le pèlerinage de Tours précéda celui de Compostelle en l’Eglise, la chape de saint Martin conduisit avant l’oriflamme de saint Denis nos armées au combat (Quel qu’ait pu être le vêtement de saint Martin désigné par cette appellation, on sait que l’oratoire des rois de France tira de lui son nom de chapelle, passé ensuite à tant d’autres). Or donc, disait Clovis, « où sera l’espérance de la victoire, si l’on offense le bienheureux Martin ? » (Et ubi erit spes victoriae, si beatus Martinus offenditur ? Greg. Tur. Historia Francorum, II, XXXVII). 

La lecture du Bréviaire

Lisons le récit de l’Eglise, qui s’étend avec complaisance sur les derniers moments de son illustre fils, vraiment dignes en effet d’être admirés par tous.

Martin était né à Sabarie en Pannonie. Comme il atteignait sa dixième année, il courut malgré ses parents à l’Eglise et s’y fit inscrire parmi les catéchumènes. Parti à quinze ans pour l’armée, il  servit sous Constance d’abord et ensuite sous Julien. Un jour qu’à Amiens , un pauvre mendiant nu lui demandait l’aumône au nom de Jésus-Christ, n’ayant rien que ses armes et le vêtement dont il était couvert, il partagea sa chlamyde avec le pauvre. Or, la nuit suivante,le Christ lui apparut couvert de cette moitié de manteau, et il disait : Martin catéchumène m’a revêtu de ce vêtement. A dix-huit ans, il fut baptisé. Renonçant dès lors à la vie militaire, il se rendit près d’Hilaire, évêque de Poitiers, qui le mit au nombre des acolythes de son église. Fait par la suite évêque de Tours, il mena une vie très sainte avec quatre-vingts moines, dans le monastère qu’il y bâtit. Saisi à Cande, bourg de son diocèse, d’une fièvre très grave, il priait instamment Dieu qu’il le délivrât de cette prison mortelle. Ce qu’entendant, ses disciples le suppliaient : Père, pourquoi nous abandonnez-vous? à qui nous laissez-vous dans notre malheur? Et Martin, ému de leurs larmes, disait à Dieu : Seigneur, si je suis encore nécessaire à votre peuple, je ne refuse pas le travail. Et comme, malgré la violence de la fièvre, ses disciples le voyaient prier constamment tourné vers le ciel, ils le supplièrent de se laisser changer de position quelque temps, pour que le mal prît quelque relâche et lui permît de reposer. Mais Martin: Laissez-moi, dit-il, regarder le ciel plutôt que la terre, pour que mon âme sur le départ trouve son chemin vers le Seigneur. Comme la mort approchait, voyant l’ennemi du genre humain, il dit : Que fais-tu là, bête cruelle ! tu ne trouveras rien en moi pour toi. Ce fut en prononçant ces mots, qu’âgé de quatre-vingt-un ans, il rendit à Dieu son âme. Elle fut reçue par le chœur des Anges, dont plusieurs personnes ouïrent les divines mélodies, spécialement l’évêque de Cologne saint Séverin.

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