> Tribune libre de Benjamin Blanchard (directeur général de SOS Chrétiens d’Orient)
Il y a deux ans, l’Artsakh – le Haut-Karabagh – tombait aux mains de l’Azerbaïdjan, forçant la totalité de sa population à fuir dans le dénuement le plus total. Depuis, le sort de l’Artsakh n’intéresse plus personne. L’association SOS Chrétiens d’Orient intervient en Arménie depuis 2018. En 2020, puis en 2023, elle a participé à l’accueil des déplacés d’Artsakh.
C’est Staline qui a donné l’Artsakh à l’Azerbaïdjan. Le petit Père des peuples se méfiait des Arméniens, qui pourtant avaient donné de nombreux maréchaux et généraux à l’Armée rouge. L’Artsakh ? 11 500 kilomètres carrés de montagne. La terre y est arménienne depuis trois millénaires, chrétienne depuis 1700 ans, comme en témoigne le « manteau de monastères » qui recouvre le territoire. Au début des années 90, l’Arménie reprend possession de cette terre et y fonde une république indépendante non reconnue.
L’Azerbaïdjan ne digèrera jamais sa défaite ; sa revanche sera terrible.
En 2020, les armées azéries, équipées notamment de drones israéliens, s’emparent de plus des deux-tiers du territoire de l’Artsakh. 4 000 soldats arméniens trouvent la mort dans ce conflit. Seule l’intervention russe les sauve d’un désastre plus total encore. La défaite est amère. Désormais, l’Arménie ne voudra plus se risquer à envoyer ses soldats défendre l’Artsakh. Quant à la république d’Artsakh, elle n’est plus reliée au monde que par le corridor de Latchine, une simple route. « Nous les avons chassés de nos terres comme des chiens » se réjouit le président azéri Ilam Alyev.
Le 12 décembre 2022, l’Azerbaïdjan ferme la route de Latchine. Plus rien ne sort ni ne rentre. Les familles séparées ne peuvent même pas se retrouver. C’est l’isolement le plus total pour l’Artsakh.
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Les protestations des pays européens ne rencontrent pas d’écho. La Cour de Justice internationale, qui impose la levée son blocus, ne reçoit pas plus de réponse. Neuf mois plus tard, celui-ci prend fin. De la façon la plus violente possible. Les chars azéris entrent en Artsakh ! En 2020, la guerre avait duré quarante-quatre jours ; en 2023, elle n’en dure pas deux. En moins de vingt-quatre heures, la capitale, Stepanakert, est occupée et la petite armée défaite.
L’Arménie n’a pas levé le petit doigt. Dans une conférence de presse, alors que les obus pleuvent sur l’Artsakh, Nikol Pachinian, le Premier ministre assume, tout en dénonçant le nettoyage ethnique en cours : « Je tiens à souligner que la République d’Arménie n’est pas impliquée dans les opérations militaires et je tiens à souligner encore une fois que la République d’Arménie n’a pas d’armée dans le Nagorno Karabagh. » Un abandon en rase campagne, doublé d’une trahison par l’utilisation du terme azéri Nagorno Karabagh pour désigner l’Artsakh.
L’exode de 120 000 arméniens
Pour les 120 000 arméniens d’Artsakh, c’est l’heure de l’exil. Un immense cortège de fuyards se dirige vers l’Arménie. Ils abandonnent tout et fuient la soldatesque azérie, bien connue pour ses exactions. Désormais, cette terre arménienne depuis toujours ne comptera plus un seul Arménien parmi ses habitants. Un véritable nettoyage ethnique.

© SOS Chrétiens d’Orient
De l’autre côté de la frontière, les autorités arméniennes sont dépassées. Quelques ONG, dont SOS Chrétiens d’Orient, sont présentes pour aider ces malheureux. Très vite, les déplacés d’Artsakh sont répartis dans le pays, souvent dans des villages reculés et pauvres. Il s’agit de les disperser afin qu’ils ne s’organisent pas en groupe de pression, au risque de mettre en danger leurs particularismes culturels et identitaires vieux de plusieurs siècles. Les autorités leur versent certes une petite allocation, mais, elle ne leur suffit pas à vivre dignement.
Deux ans plus tard, la situation est toujours aussi difficile. Démunis, traumatisés, abandonnés, beaucoup de déplacés d’Artsakh ont du mal à s’intégrer dans la société arménienne.
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Des procès scandaleux
Si tous les Arméniens d’Artsakh ont pu fuir, leurs responsables politiques et militaires ont été arrêtés. Conduits à Bakou, ils sont emprisonnés dans des conditions lamentables. Depuis l’été dernier, ils ne peuvent même plus recevoir de visites de la Croix-Rouge, celle-ci ayant dû cesser ses activités en Azerbaïdjan.
Accusés, notamment, de crimes de guerre, de nettoyage ethnique, d’esclavage, leur procès a commencé en janvier 2025. Un procès inéquitable, digne de ceux de Moscou ! En Azerbaïdjan, la justice est aux ordres du pouvoir.
Le 15 octobre 2023, moins d’un mois après sa victoire militaire, Ilam Aliev se rend lui-même à Stepanakert. Il lève alors le drapeau azéri et déclare que la question du Karabagh est « réglée une fois pour toutes ». La « désarménisation » de l’Artsakh peut commencer. Elle dure depuis deux ans. Les villes ont été rebaptisées d’un nom azéri ; certaines églises ont été transformées en mosquées ; des cimetières ont été profanés, des khachkars, calvaires sculptés, abattus. Le patrimoine séculaire est largement détruit.
Pire, l’histoire arménienne de l’Artsakh est niée. Ainsi, au printemps 2025, l’Azerbaïdjan a organisé un colloque à l’université de la Grégorienne à Rome, sur le thème « Christianisme en Azerbaïdjan : histoire et modernité ». Il s’agissait, en réalité, d’offrir un vernis scientifique à la négation de l’histoire arménienne de la région, en expliquant, par exemple que les monastères sont issus du patrimoine albanais du Caucase !
Le temps de l’oubli
Après la défaite, après l’exil, vient désormais le temps de l’oubli. L’Europe a tourné la page depuis longtemps. Les déclarations d’amitié et de solidarité avec les Arméniens d’Artsakh ont laissé place aux affaires et à l’achat du gaz azéri. En juin dernier, l’ambassadeur de France en Azerbaïdjan, Anne Boillon, s’est rendu à Chouchi, Shusha en azéri, y déclarant aux médias : « je ressens en effet une grande joie d’être ici. Je sais que Shusha occupe une place particulière pour l’Azerbaïdjan, car cette ville est un symbole de culture et d’art ».
Même l’Arménie semble avoir renié ses enfants de l’Artsakh. Ainsi, le sort des prisonniers politiques et la destruction du patrimoine sont des sujets tabous pour l’actuel gouvernement. Le Premier ministre Nikol Pachinian est ainsi prêt à renoncer définitivement à toute revendication sur l’Artsakh en vue de signer un traité de paix avec l’agresseur azéri et, enfin, tourner la page.
Qu’importe si cela demande une modification de la constitution. Qu’importe si cela hérisse l’Église apostolique, gardienne de la mémoire arménienne. Église et État sont d’ailleurs en conflit permanent. À tel point qu’en juin dernier, la police s’est attaquée au Saint-Siège de l’Église apostolique et que deux évêques croupissent en prison depuis juin dernier. Le Premier ministre demande d’ailleurs la démission du catholicos Garéguine II.
Qu’importe enfin, si cela implique d’accepter la création du « corridor de Zanguezour », une route reliant l’Azerbaïdjan à son esclave du Nakhitchevan, de l’autre côté de l’Arménie. Donald Trump, le 8 août 2025, a fait signer aux deux dirigeants, arméniens et azerbaïdjanais, un pré-accord prévoyant justement la création d’une telle route, sous souveraineté arménienne certes, mais construite et gérée par des entreprises américaines. Son nom ? La « Route Trump pour la paix et la prospérité internationales » ! En Arménie, cette déclaration d’intention a été considérée par beaucoup comme une nouvelle capitulation du gouvernement.
« Nous sommes nos montagnes ». Cette devise était inscrite sur les armes et la monnaie de la petite république d’Artsakh. Aujourd’hui, ces montagnes sont azéries. Et tout le monde ferme les yeux. Quant à moi, quand je feuillette mon passeport et revoit les visas de l’Artsakh, ce sont des larmes qui viennent.

Benjamin Blanchard est directeur général de SOS Chrétiens d’Orient. © SOS Chrétiens d’Orient
Pour aller plus loin :
Quand des jeunes partent au secours des Chrétiens d’Orient, hors-série n° 36-37, L’Homme Nouveau, 14 €.
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