« Vers toi, Seigneur, j’élève mon âme, mon Dieu, en toi je mets ma confiance, je n’aurai pas à en rougir. Que mes ennemis ne se moquent pas de moi, car tous ceux qui t’attendent ne seront pas confondus. » (Psaume 24, 1-3)
Commentaire spirituel
C’est exactement le même texte que celui de l’introït, emprunté au psaume 24 (25 selon la tradition hébraïque). La seule différence réside dans le nom du Seigneur (Dómine) employé au vocatif, et qui est absent de l’introït. On a déjà relevé l’à propos de ce texte au début de l’année liturgique : la prière, qu’elle soit privée ou publique, personnelle ou sociale, est une élévation de l’âme vers Dieu. À travers ce texte, c’est donc toute l’année liturgique qui se présente à nous comme la prière chantée de l’Église. Le compositeur a voulu, au nom de l’Église tout entière, produire un grand acte de foi, d’espérance et d’amour pour inaugurer l’année nouvelle, sachant très bien que l’année liturgique ne peut se vivre au fond que dans un climat théologal. Nous nous apprêtons en effet à commémorer la vie du Christ et chacun de ses mystères. Nous allons plonger notre regard, au-delà même des récits évangéliques, jusque dans la personne de l’Emmanuel, Dieu avec nous. Nous allons nous mouvoir dans un autre monde que le nôtre, monde invisible et pourtant très réel, monde mystique qui environne de toutes parts notre existence et nous habite au plus intime de nous-mêmes. Nous allons apprendre à vivre de la vie même de Dieu qui nous est communiquée à travers l’humanité de Jésus. C’est tout cela, l’année liturgique, une célébration qui nous prend tous ensemble et nous conduit vers l’intérieur du réel en même temps que vers ses sommets. Et ce long regard va nous transformer, nous façonner, nous irradier de la lumière contemplée, chantée, aimée.
Ce qui peut paraître surprenant, à l’aube de ces plus douces promesses, c’est la mention suivante, celle des ennemis. De même que le péché originel n’a pas traîné dès après la création, de même ici, au seuil même de l’année liturgique, le combat est évoqué. Nous avons des ennemis, ils sont nombreux, ils sont puissants, ils s’immiscent jusque dans nos âmes qui deviennent si facilement complices du mal. Nos ennemis, ce sont le diable, bien-sûr, et toute son armée d’anges déchus qui s’efforceront par tous les moyens de nous faire perdre le bénéfice attaché à chacun des mystères de la vie du Christ. Nos ennemis, ce sont aussi nos péchés personnels qui nous voilent la clarté divine de ces mystères et obscurcissent notre vision spirituelle, en souillant notre cœur. Nos ennemis, ce seront nos distractions, nos tiédeurs, nos relâchements, nos infidélités de toutes sortes, nos bouderies, nos tristesses, nos manquements à l’amour fraternel. Contre tous ces ennemis, notre âme entend se prémunir à l’aide de ce texte et de ce chant, répété deux fois en ce premier dimanche, au moment de l’introït et ici à l’offertoire. Nous demandons au Seigneur, le principal acteur de notre sanctification, de faire en sorte que notre vie liturgique soit digne de son amour. La précision théologique de cette prière est admirable. On ne demande pas directement la force d’anéantir nos ennemis, mais on demande au Seigneur d’agir lui-même pour que nos ennemis, par nature plus forts que nous, ne puissent pas se moquer de nous. Prière très humble, au tout début de l’année. Essayons de la prononcer en vérité, en nous fondant le plus possible dans les dispositions de l’Église, maîtresse d’oraison et de sainteté. D’emblée, elle nous fait entrevoir les trois étapes de notre vie surnaturelle à son école : la vie purgative, qui s’identifie avec le combat spirituel évoqué par la mention des ennemis ; la vie illuminative, par la prière qui implore le secours de Dieu, secours qui nous vient de la grâce sous différentes formes, et notamment par l’enseignement contenu dans les mystères célébrés ; vie unitive enfin, déjà soupçonnée dans le ton de tendresse que prend le psalmiste, et donc l’Église mais aussi notre âme, pour appeler le Seigneur et lui manifester son attente : « mon Dieu, en toi je mets ma confiance ; tous ceux qui t’attendent ne seront pas confondus. ». C’est vraiment une prière complète contenant les plus belles promesses du royaume promis en Jésus-Christ.
Commentaire musical
Dès le début de l’année liturgique, le répertoire grégorien nous offre l’exemple d’un même texte revêtu de deux mélodies appartenant à deux modes différents, et donc susceptible d’interprétations musicales complémentaires. La richesse de la Parole de Dieu est bien servie par la richesse modale du chant grégorien. Les trésors cachés du texte sont mis en valeur par les nuances expressives de la mélodie. On en a là un bel exemple. L’introït, malgré son 8ème mode, est allant et joyeux, ce qui n’empêche absolument pas une grande fermeté, une grande force. L’offertoire, lui, hérite du 2ème mode un caractère plus ramassé au plan mélodique. Il est plus grave, plus sérieux, non moins ferme, mais moins aérien, moins joyeux. Le voisinage de l’Évangile qui vient d’être lu et qui évoque le jugement dernier d’un côté, et de l’autre celui du sacrifice eucharistique qui se prépare, explique peut-être cette gravité qui n’exclut pas cependant la confiance.
Notre offertoire est composé de quatre phrases mélodiques assez égales, ce qui lui donne un aspect mélodique très équilibré, disposition qui concourt à inspirer confiance, une confiance qui émane du texte.
Cette confiance se manifeste dès les premiers mots, sur l’intonation très belle de Ad te Dómine. Le premier mot, ad, est sans importance particulière, sauf qu’il s’appuie bien sur le La grave, corde modale du mode de Ré. C’est surtout sur le pronom personnelte, qui désigne déjà le Seigneur, que la mélodie se déploie en une formule remarquable de légèreté et de fermeté, d’ardeur affectueuse. Un départ piano sur ad, un bonne attaque sur le te, puis un déroulement très régulier et vif accompagné d’un beau crescendo, nous emmène jusqu’au triple Fa bien épanoui, dont la répercussion amorce la détente de la retombée vers l’accent au levé de Dómine. Le mouvement gracieux de la fin de ce mot, extrêmement fréquent dans les mélodies grégoriennes, avec sa progression par degrés conjoints réalisant une belle courbe ascendante puis descendante, conclut doucement cette intonation plutôt vive et fervente.
Jusqu’ici, la mélodie s’est cantonnée dans la tierce modale Ré-Fa, avec des appuis significatifs sur le Do grave, sous tonique du mode de Ré. Un ambitus restreint, donc et qui privilégie de beaucoup les intervalles de seconde : sur 19 intervalles que compte cette intonation, on repère seulement 2 intervalles de tierce, 4 unissons, et donc 13 intervalles de seconde. C’est déjà parlant et cela va se concrétiser dans l’incise suivante. L’élévation de l’âme qu’indique le texte (levávi ánimam meam), est traitée de façon plus sobre que dans l’introït. Là encore, l’agencement des intervalles est éloquent : sur 25 intervalles, on compte 5 intervalles de tierce, 8 unissons, 12 intervalles de seconde. On n’a donc pas encore rencontré une seule quarte, alors que dans l’introït, la quarte dès le début. Le mouvement reste donc sobre, sérieux, mais fervent tout de même. L’élan de levávi, les longues tenues sur ánimam, tout cela exprime bien l’ardeur et la persévérance de la prière, tandis que le mouvement léger apporte sa nuance de joie et de confiance, malgré un ambitus restreint qui, interprété trop lourdement, pourrait donner l’impression d’accablement, alors qu’il n’en est rien. La finale de cette première phrase est ferme, sur meam, bien élargie de façon très régulière grâce au torculus épisémé de cadence.
La deuxième phrase commence au sommet, tout relatif on l’a vu, qu’avait atteint la première. Elle le dépasse bientôt sur meus. Elle commence aussi de façon syllabique sur Deus. Tout cela indique assez qu’on a changé d’atmosphère. L’âme s’est comme délestée, du fait de son mouvement d’élévation vers le Seigneur. La haut, dans la région divine où elle s’est établie, elle se meut avec aisance, elle peut donner libre cours à sa confiance et à sa joie, à son amour. Cet amour se traduit très simplement dans le Deus meus, vif et clair, puis dans le mouvement plus humble mais léger de in te confído, ardent cependant sur l’accent de confído qu’il faut bien souligner. La phrase se termine sur la belle affirmation de non erubéscam, qui reprend exactement au plan mélodique la formule finale de la première phrase, sur ánimam meam, mais une tierce plus haut, ce qui donne l’impression de renchérissement.
La troisième phrase démarre un peu comme la seconde, mais avec plus de vigueur. La négation neque est presque violente, elle exprime la supplication de l’âme, mais une supplication chargée de défi et presque de mépris. Le Fa, ici, comme depuis le début de la pièce d’ailleurs, joue un rôle prépondérant et très fort. La cadence deirrídeant me n’est pas conclusive, le mouvement continue avec force vers l’élan de inimíci qui atteint le Sol sur l’accent de ce mot. À cinq reprises, tout au long de la pièce et de façon assez régulière, la mélodie dépasse le Fa pour atteindre le Sol, sur Deus meus, sur non erubéscam dans la seconde phrase ; ici, sur inimíci, pour la troisième phrase ; sur univérsi enfin et sur confundéntur pour la quatrième et dernière phrase. On a donc plusieurs sommets pour une même pièce qui est vigoureuse d’un bout à l’autre.
La dernière phrase commence plus piano, plus légèrement, sur étenimet sur univérsi, en bel élan vers l’accent de univérsi, si expressif de la confiance de l’âme envers son Dieu. Il faut bien épanouir cet accent, le goûter, élargir aussi la dernière syllabe de ce mot et ménager une petite distinction verbale avant de redescendre, là aussi très légèrement, sur qui te exspéctant, le mouvement s’élargissant et s’approfondissant à mesure que l’on plonge vers le grave. Les derniers mots de la pièce sont à l’espérance : exspéctant (un mot de l’Avent, vraiment) et non confundéntur. La mélodie de ce dernier mot est très ferme, chaque syllabe étant soulignée et vigoureuse. La formule terminale reprend celle de l’intonation sur Dómine : une belle manière de rappeler au Seigneur que c’est en lui seul que se confient tous ceux qui l’attendent. Leur attente, ils le savent, ne sera pas déçue, même si le Seigneur surprendra le monde par son avènement de tendresse, par son Incarnation si discrète dans le sein de Marie.
Écouter l’offertoire Ad te domine ici.